Du supplice à la naissance des prisons modernes
AVANT LA RÉFORME PÉNALE DU XVIIIe SIÈCLE : LA PUNITION PAR SUPPLICE
Dans Game of Thrones, série fantasy se déroulant dans un cadre aux inspirations médiévales, Cersei Lannister, après avoir avoué un inceste (sous la contrainte), doit se soumettre à une humiliation publique et défile ainsi en ville, rasée et nue. Elle est accompagnée d’une haute représentante religieuse, munie d’une cloche qu’elle fait sonner, clamant incessamment « Shame » (« Honte »), devant une foule de personnes suivant le chemin de la damnée, lui jetant des fruits et des insultes. Cet exemple nous montre plusieurs éléments intéressants sur la punition des crimes.
Pendant l’Ancien Régime[1], avant l’instauration hégémonique de la prison, courant XIXe siècle, comme cadre punitif des sociétés modernes, la punition n’était pas cachée derrière les barreaux et dissimulée sous un dédale de pierres. Elle était visible, caractéristique d’une justice de vengeance, menée par le pouvoir du roi. Dans l’exemple fictionnel de la punition de Cersei, nous avons l’illustration du corps subissant physiquement la justice royale, sur la place publique, et les châtiments pour crime.
Dans l’introduction de Surveiller et Punir. Naissance de la Prison publié en 1975, Michel Foucault évoque longuement, et de manière détaillée, l’écartèlement d’un homme en 1757, condamné pour avoir tenté d’assassiner le roi Louis XV[2]. Cet exemple nous montre le même principe, selon lequel la punition par supplice, c’est-à-dire la peine corporelle grave, devait servir d’exemple pour l’ensemble de la société, un « châtiment-spectacle », qui devait montrer l’autorité du roi et avertir sur la bonne conduite à adopter. La naissance des sociétés modernes vient redéfinir progressivement la punition au XIXe siècle.
CRÉER UN SYSTÈME PUNITIF ÉGALITAIRE ET EFFICACE : LE CHOIX DE L’ISOLEMENT
« La France, qui a cessé d’être le théâtre des échafauds, ne doit plus présenter le spectacle révoltant de la multitude de bastilles dont son sol a été couvert : vous devez donc vous hâter d’en faire disparaître la plus grande partie, et de ne laisser subsister que les maisons d’arrêt et prisons indispensables pour assurer la tranquillité publique et la distribution de la justice. » Circulaire du 5 février 1796 du ministre de l’Intérieur aux départements.
A la fin du XVIIIe siècle, lors de la Révolution française, l’éclatement des ordres (Clergé, Noblesse, Tiers-Etat) ouvre sur une nouvelle législation, souhaitant mettre fin au droit d’Ancien Régime, car celui-ci est considéré comme contraire aux principes de la Constitution des Droits de l’Homme. Cependant, certaines pratiques punitives demeurent ou sont réhabilitées pour un temps au XIXe siècle. La pratique de la flétrissure, la scarification par un marquage au fer rouge est abolie en 1791, puis instaurée de nouveau par une loi en 1802. Elle est ensuite abolie définitivement en France en 1832.[3]
Il faut comprendre que l’évolution du cadre punitif est le résultat de discussions au cours de nombreuses décennies. Des hommes[4] se sont interrogés sur l’instauration d’un système punitif efficace répondant aux idées philanthropiques et qui serait applicable à tous les criminels.
L’idée était toujours de faire exemple en se séparant du supplice : « Moderne adaptation de l’idée médiévale du crime comme attentat à la souveraineté du roi, l’infracteur devient l’ennemi de la société : un traître. »[5]. Le criminel n’est plus jugé par le roi, mais dans un nouveau cadre pénal dans lequel les punitions prennent d’autres contours.
Pour permettre de conserver la démonstration de la punition sans toucher au corps, les penseurs du XIXe siècle créent une « peine des sociétés civilisées »[6]. Par suite de nombre d’enquêtes et de rapports d’hommes d’Etat, l’isolement des criminels se généralise comme la solution la plus convaincante.
QUELQUES DISCUSSIONS SUR L’ISOLEMENT AU XIXe SIÈCLE : CORRIGER LES CRIMINELS
La réduction du temps passé dans la société permet de créer une économie pénale nouvelle, modulable selon la nature des crimes commis[7], « à travail égal, salaire égal ; à délit égal, peine égale. »[8]. Cependant, cette punition ne devait pas être une fin en soi. Ainsi, les prisons deviennent aussi des lieux de travail car on considère que c’est un moyen par lequel le criminel peut se corriger et éviter « les imaginations », autrement dit, cela lui enlève l’idée de commettre des crimes.
« Il existe en ce moment parmi nous une société organisée de criminels… Ils forment une petite nation au sein de la grande. Presque tous ces hommes se sont connus dans les prisons où ils s’y trouvent. C’est cette société dont il s’agit aujourd’hui de disperser ses membres » Alexis de Tocqueville[9].
L’isolement de la société était acté, mais l’isolement en cellules fut l’objet de discussions. La grande peur des autorités était la récidive des criminels, l’isolement cellulaire devait venir corriger les envies de récidives. D’accord, mais quel type d’isolement choisir ? Deux modèles venus des Etats-Unis ont été popularisés.
Le modèle auburnien proposait un isolement, puis des temps de travail, en silence, où les prisonniers ne pouvaient s’entretenir qu’avec le gardien. Le but était d’opérer « une répétition de la société elle-même »[10], en pensant le prisonnier comme un individu social et non seulement comme un criminel.
Le modèle pennsylvanien préconisait un isolement strict, dans lequel le criminel se retrouve face à ses remords et trouve le chemin de la rédemption, notamment grâce aux intervenants de la prison, seules personnes à entrer en contact avec lui. La finalité est que le criminel pense : « Les murs sont terribles et l’homme est bon »[11].
Ainsi, le XIXe siècle est le théâtre de changements de paradigme sur la punition des criminels. Cependant, un supplice demeure en France : la peine de mort, abolie en 1981.[12] De plus, si la mise en isolement et au travail n’est pas considérée de la même manière que les supplices d’Ancien Régime, la dimension de la torture physique et morale n’est pas à abandonner par celui ou celle qui étudie les systèmes punitifs du XIXe siècle.
Notes
[1] Pour rappel, l’Ancien Régime est une expression utilisée pour désigner le royaume français entre le début du XVIe siècle et la fin du XVIIIe siècle. La période s’ouvre sur la découverte du continent américain par Christophe Colomb et se clôt par la Révolution Française (1789-1799). L’Ancien Régime se caractérise par l’existence de trois ordres organisant la société française : Le Clergé, la Noblesse et le Tiers-Etat.
[2] Michel Foucault, Surveiller et Punir. Naissance de la prison., Gallimard, Bibliothèques des Histoires, 1975. Est un livre pionnier dans l’histoire de la punition et des systèmes pénitentiaires. Ses écrits ont ouvert la porte à de nombreux champs de recherches des sciences humaines.
[3] Michel Porret, La cicatrice pénale, Sens-Dessous 10, no 1 (2012): 47‑63.
[4] Entre autres, Alexis de Tocqueville a réfléchi au système pénitentiaire, voir Éric Keslassy, « Tocqueville et l’« économie » pénitentiaire », Revue d’Histoire des Sciences Humaines 23, no 2 (2010): 175‑202.
[5] François Boullant, Des supplices aux cellules, Philosophies, 2003, 37‑84.
[6] P. Rossi, Traité de droit pénal, 1829, III, p. 169, cité dans Foucault, Surveiller et Punir. Naissance de la prison. p. 234
[7] Pour aller plus loin sur les conceptions nouvelles de punitions aux XVIIIe et XIXe siècles, vous pouvez aller voir le travail de Cesare Beccaria (1738-1794), penseur du nouveau cadre punitif s’émancipant du jugement du roi et qui est à l’origine de l’idée de la proportionnalité des peines. Des délits et des peines, 1764.
[8] Boullant, Des supplices aux cellules
[9] A. de Tocqueville, Rapport à la Chambre des députés, cité dans Beaumont et Tocqueville, Le système pénitentiaire aux Etats-Unis, 3e édition, 1845, p. 392-393 cité dans Foucault, Surveiller et Punir. Naissance de la prison.
[10] Foucault.
[11] Abel Blouet, Projet de prisons cellulaires, 1843, cité dans Foucault.
[12] La question de l’abolition de la peine de mort ne trouve pas de réponse définitive au XIXe siècle. Abandonnée en 1795 pendant la Révolution Française, l’abolition de la peine de mort a été levée en 1810 dans le code pénal napoléonien. Au cours du XIXe siècle, l’abolition gagne de plus en plus de défenseurs, Victor Hugo en fait par exemple partie.
Bibliographie
Boullant, François. Des supplices aux cellules. Philosophies, 2003, 37‑84.
Foucault, Michel. Surveiller et Punir. Naissance de la prison. Gallimard. Bibliothèques des Histoires, 1975.
Keslassy, Éric. « Tocqueville et l’« économie » pénitentiaire ». Revue d’Histoire des Sciences Humaines 23, no 2 (2010): 175‑202.
Porret, Michel. La cicatrice pénale. Sens-Dessous 10, no 1 (2012): 47‑63.
Pour une réflexion sur la prison : Brossat, Alain. « 1. Anachronique, moyenâgeux ? » Hors collection, 2001, 7‑11.