La nuit du 12 avril 1987, un homme de 56 ans nommé Edward Drinker Cope sait qu’il vit ses dernières heures. A ceux qui l’entourent dans ce moment funeste, il fait une ultime demande afin d’apaiser son âme. Néanmoins, sa requête n’est pas comme les autres : il demande à ce que l’on fasse don de son corps à la science afin d’y extraire son cerveau et que l’on puisse le comparer à son grand rival, Othniel Charles Marsh. Sa demande est entendue et respectée, et ainsi, meurt le grand paléontologue Edward Drinker Cope. Il aura marqué l’histoire de sa discipline avec plus de mille découvertes et des milliers d’articles scientifiques publiés. Malgré cela, c’est surtout sa rivalité avec Othniel Charles Marsh qui aura marqué la discipline et l’Amérique du XIXe siècle dans ce que l’on appellera : « la guerre des os ».
L’amour du fossile, la naissance de la paléontologie moderne
Les fossiles ont toujours intéressé les hommes, comme en témoigne leur présence dans des habitats préhistoriques. Ce n’est seulement qu’au XIXe siècle qu’on les considère comme des traces organiques très anciennes. Auparavant, on les croyait des créations de la foudre, des restes de géants ou des reliques du Déluge. Le terme de paléontologie est inventé par Henri-Marie Ducrotay de Blainville à la fin du XVIIIe comme branche de la géologie. Son objectif est l’étude de ces fossiles.
Au XIXe siècle, le débat scientifique est marqué par des divergences sur l’origine des espèces. En effet, le fixisme, c’est-à-dire l’idée que les espèces ont toujours été telles qu’elles étaient est de plus en plus rejetée au détriment des théories transformistes. Le naturaliste Henri Lamarck dès 1800 présente la théorie dite du lamarckisme : chaque espèce aurait une force évolutive interne propre, ce qui expliquerait qu’un zèbre n’est pas une girafe. Les espèces évolueraient et s’adapteraient en fonction de leur milieu. C’est donc l’intégration du temps long dans l’étude des espèces qui est ici remarquable. Mais la théorie darwiniste prend vite le dessus avec la parution du livre L’Origine des Espèces qui affirme qu’il existe une sélection naturelle des espèces qui ne se fait pas en interne de l’espèce mais en fonction de l’utilité des caractères selon le milieu.
Aux États-Unis, où se tient le lieu de notre récit, la paléontologie est en vogue grâce au développement du rail qui permet la découverte de nombreuses espèces tout au long de la deuxième moitié du XIXe siècle. Cela commence en 1958 avec la première description d’un hadrosaurus par Joseph Leidy. Par la suite, stégosaures, allosaures et autres tricératops sont découverts et étudiés en particulier grâce au travail des deux hommes dont il a été question plus haut : Othniel Marsh et Edward Cope.
Des amis devenus des ennemis
Le premier est né en 1831 dans une famille de fermiers pauvres de l’État de New York. Mais grâce à la fortune de son oncle George Peabody, Marsh sort de la pauvreté et ouvre un muséum d’histoire naturelle et en devient le directeur. C’est un homme méthodique, plutôt calme. Edward Drinker Cope quant à lui est né en 1840 à Philadelphie. C’est un professeur de zoologie reconnu au Haverford College. Contrairement à Marsh, Cope a la réputation d’avoir un sale caractère. Sur le plan scientifique, on note également des divergences. Cope est un néo-lamarckisme tandis que Marsh est partisan de Darwin. A l’origine, les deux hommes sont pourtant proches. Après leur rencontre à Berlin en 1863, ils nomment même des espèces en hommage à l’autre : le colosteus marshii et le mosasaurus copeanus. Néanmoins, la chasse aux os qui débute va totalement faire voler en éclats cette amitié pour la transformer en une guerre totale.
Sous l’égide de l’Institut Géologique des États-Unis, Cope est le premier à se rendre sur le terrain. Or, il se rend rapidement compte qu’aucun soutien matériel et scientifique ne lui ait apporté. Il décide de mener ses premières expéditions en solitaire et constitue sa propre petite équipe de chercheurs d’os : un cuisinier, deux équipiers et un guide. Cope est malin et sait soudoyer quiconque pour trouver les précieux fossiles, notamment les géologues et les ouvriers des chantiers du rail. Le goût de la trouvaille prend vite le pas sur la morale et l’équipe de Cope commence des incursions dans une zone de recherche supposée être « réservée » au paléontologue Joseph Leidy, ce même personnage qui a découvert les premiers ossements de dinosaures étasuniens en 1958.
L’équipe de Cope, dans ce contexte si particulier, travaille dans le secret et l’urgence. Sauf que ce groupe cache deux agents infiltrés travaillant pour Marsh. C’est à lui qu’ils envoient des os sans que Cope ne se doute le moins du monde de ce qu’il se passe, jusqu’au jour où il reçoit un mystérieux colis. Le paquet est plutôt gros et, en l’ouvrant, il constate avec surprise que ce sont des os qu’il a lui-même découverts. Le paléontologue se rend compte de la trahison et c’est à ce moment-là que les hostilités commencent.
Après une année 1873 faste en découvertes, à la fin de l’été, Marsh décide de mener sa dernière expédition sur le terrain. C’est une véritable armée comprenant de vrais soldats qu’il monte afin de protéger ses fouilles de Cope et de déloger des populations Sioux. Par la suite, Marsh délègue la tâche du terrain à des chercheurs de fossiles locaux. De son côté, Cope change de maison. Il quitte l’Institut Géologique des États-Unis pour le corps d’armée des Ingénieurs mais les espaces de fouille accessibles sont bien moins nombreux que pour Marsh, désormais susceptible de recevoir des os de tout le pays. En 1875, les deux camps font des pauses dans leurs découvertes.
M’sieur Marsh ? J’ai trouvé quelque chose qui pourrait vous intéresser
Un beau matin de l’année 1877, à Morrison dans le Colorado, le professeur Arthur Lakes découvre d’immenses ossements. « Ce sont peut-être des dinosaures » suppose-t-il. Ni une ni deux, il envoie un courrier à Marsh. Mais Lakes est impatient et Marsh peu réactif. Il décide donc d’envoyer un autre courrier avec des os, à Cope cette fois. Entre temps, Marsh répond par une lettre demandant le silence complet sur sa découverte et en prime un billet de cent dollars, on ne sait jamais. Il envoie par la suite un collectionneur local Benjamin Mudge rencontrer le professeur Lakes. Le 1er juin 1977, Marsh gagne la bataille, il publie les premiers résultats de cette découverte. Mais Cope ne s’avoue pas vaincu. Il reçoit à son tour une lettre en exclusivité signée O.W Lucas. L’auteur se présente : il est naturaliste, vit à Canon City non loin de Morrison et les os qu’il a découverts sont immenses. Cope compare avec ceux qu’il a reçus du professeur Lakes, et effectivement, la découverte est sans précédent. Il faut faire vite. Marsh a des échos et envoie immédiatement le collectionneur Mudge et un de ses étudiants Samuel Wendell Williston sur place. Néanmoins, Marsh essuie sa première défaite, car le naturaliste Lucas préfère travailler avec Cope. Le paléontologue originaire de Philadelphie reprend l’avantage.
Sur les chantiers de la première ligne de chemin de fer transcontinentale, deux hommes prénommés Harlow et Edwards envoient un courrier à Marsh. Il y aurait d’immenses fossiles à Como Bluffs dans le Wyoming. Williston l’étudiant est envoyé là encore pour devancer Cope mais ses hommes sont déjà là. Marsh réussit à s’attirer leur soutien grâce à de grandes quantités d’argent et quelques jours après, les premiers os sont envoyés par rail à Marsh. En décembre 1977, le triomphe est total : l’American Journal of Science publie les découvertes de Marsh, parmi elles : le stégosaure, l’apatosaure ou encore l’allosaure. Profitant de cette découverte, les deux travailleurs de Como Bluffs font grimper les prix. Les paiements irréguliers de Marsh conduisent d’ailleurs Edwards à changer de camp en rejoignant Cope.
La guerre s’envenime à l’Ouest
C’est dans cette zone entre le Colorado et le Wyoming que les chantiers de fouilles se multiplient, partagés sans scrupules entre Cope et Marsh. Des armées de chasseurs de fossiles sont déployées. Marsh et Cope puisent dans leurs finances personnelles, et de nombreux wagons traversent les États-Unis d’ouest en est ; en bref, la course s’accélère. Les employés des chantiers qui se tiennent en été travaillent dans des conditions épouvantables : chaleur harassante, urgence, cadence effrénée, écroulement de certaines carrières et même batailles de pierres. La pratique la plus aberrante du point de vue scientifique aura été de détruire des os pour empêcher leur découverte par Cope.
Au vu de la manière lamentable dont sont menées ces expéditions, de nombreux travailleurs abandonnent les chantiers que ce soit d’un côté comme de l’autre. De plus, de nouveaux chercheurs d’os sillonnent les environs, eux aussi à la recherche de l’appât du gain. Le prix des fossiles augmente de manière exponentielle. Même l’étudiant de Marsh, Williston, le trahit pour créer sa propre compagnie et ainsi proposer ses découvertes au plus offrant.
Et sur le front est ?
Sur la côte est, Cope et Marsh se font la guerre également au sein de la communauté scientifique, chacun tentant de décrédibiliser l’autre à la moindre erreur. C’est le cas notamment lorsque Cope place la tête d’un dinosaure sur la queue, ce qui conduit le chercheur à traquer le moindre exemplaire du journal dans lequel il a publié ce schéma pour le détruire. Dans un contexte où chaque seconde compte, Marsh lui aussi, qui pourtant a eu la réputation d’être beaucoup plus rigoureux, se trompe en plaçant la tête d’un brachiosaure sur le corps d’un brontosaure. Marsh conserve l’avantage malgré tout, du fait de son réseau de connaissances haut placées qui empêchent Cope de trouver un poste dans les universités et instituts de recherche. Le paléontologue s’enfonce dans la pauvreté jusqu’à trouver un poste à l’Université de Pennsylvanie.
Malgré sa rigueur scientifique plus ou moins douteuse, Cope a toujours pris soin de consigner dans un carnet gardé précieusement dans le tiroir de son bureau chaque erreur de Marsh. Il souffle à l’oreille du New York Herald une partie du contenu de son journal et un article paraît. Mal écrit et peu documenté, le papier ne fera pas grand bruit. « La guerre des os » continue au niveau académique, où, gonflés par l’ego, les deux chercheurs tentent de gagner la place hiérarchique la plus prestigieuse : la présidence de l’Académie des Sciences et la médaille Cuvier de paléontologie pour Marsh; le statut de chercheur à l’Institut de Géologie du Texas puis président de l’Association Américaine pour l’Avancement des Sciences pour Cope.
Bien que leur position dans la communauté scientifique soit avantageuse, les deux paléontologues sont ruinés. Ce qui conduit finalement la nuit du 12 avril 1987 à la demande saugrenue de Cope pour mettre un terme à cette guerre. Marsh a bien entendu refusé de céder son corps et son cerveau. Aujourd’hui, le crâne de Cope serait encore conservé à l’Université de Pennsylvanie, mais personne n’est sûr de son authenticité.
Une guerre pour le bien de la science ?
« La guerre des os » s’achève en apothéose dans la plus grande immaturité qui soit. Alors que la science devrait être vue comme un espace de collaboration entre chercheurs, Othniel Marsh et Edward Cope ont fait preuve de mégalomanie et d’une soif de reconnaissance qui sont allées très loin. Au-delà des chercheurs, cette guerre a fait des dommages collatéraux nombreux et graves, que ce soient les violences physiques et verbales, les conditions de travail ou encore le sabotage des découvertes scientifiques. « La guerre des os » démontre à la fois l’évolution des sciences, du développement de la paléontologie à l’intérêt croissant des sociétés occidentales pour l’histoire naturelle. Le conflit présente aussi un nouveau champ de bataille : la presse écrite, qui prend de plus en plus d’importance. Enfin, s’il fallait retenir un élément positif de cette guerre, c’est bien les nombreuses découvertes qui ont été faites, ô combien importantes dans l’histoire de la paléontologie. Sans Cope et Marsh, le bestiaire de Jurrasic Park de Steven Spielberg et du Monde Perdu d’Arthur Conan Doyle n’auraient pas été aussi étoffés.
Jules BERNARD
Bibliographie
MATHIS-PATOU Marylène, « De la paléontologie du XIXe siècle à l’archéozoologie du XXe siècle », Les Nouvelles de l’Archéologie, n°129, 2012, p.29-35
GOULVEN Laurent, « Biogéographie et paléontologie en France au XIXe siècle : acteurs et débats », Revue d’histoire des sciences, tome 45, n°4, 1992, p. 389-418.
GRIMOULT Cédric, Le développement de la paléontologie contemporain, Genève, Librairie Droz, 2000.
DAVID RAINS Wallace, The Bonehunters’ Revenge : Dinosaurs, Greed and the Geatest Scientific Feud of the Gilded Age, Boston, Houghton Mifflion Book, 1999.