Histoire publique – Vulgarisation du savoir historique par le biais de Youtube : problématiques d’un vulgarisateur, présentation de la chaîne « Batailles de France », avec l’intervention de l’enseignant-chercheur Bertrand AUGIER

Lors de la rencontre organisée par l’Université de Nantes autour de Patrick BOUCHERON et de sa pièce « Boule à neige », le 3 décembre 2021, l’universitaire parisien a valorisé l’ouverture des universitaires à l’espace public. Il vulgarise et propose que l’histoire dite « scientifique », celle que les professionnel.le.s de l’Histoire (les enseignant.e.s-chercheur.se.s) travaillent, soit vulgarisée. Ce besoin d’emprunter la voie publique préoccupe de plus en plus les historien.ne.s. Partant de ce postulat, cet article s’intéresse à la vulgarisation du savoir historique (c’est-à-dire la diffusion des connaissances, construites par la communauté des historien.ne.s, pour le grand public) par le biais de Youtube. Par la rencontre avec Guillaume LE ROGER, vidéaste sur Youtube avec la chaîne « Batailles de France », puis l’entretien avec Bertrand AUGIER, enseignant-chercheur en Histoire à l’Université de Nantes, l’article questionnera les relations entre connaissance et vulgarisation, entre chercheur.se et vulgarisateur.ice dans le cadre de Youtube.

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Approcher l’espace public avec le support papier ne suffit plus. Les jeunes générations tendent plus vers le format numérique, dont la plateforme de vidéos Youtube. Le succès du Youtuber Nota Bene est une preuve de ce potentiel. Guillaume LE ROGER s’y est lui aussi lancé. Sa chaîne nommée « Batailles de France » voit le jour fin 2019 (1). Son objectif est de développer des séries de vidéos d’histoire animée en utilisant des visuels simples : cartes, schémas et images extraites de jeux vidéo. Cette pratique de l’histoire sur Youtube était déjà présente sur plusieurs chaînes anglophones, à l’instar de la chaîne « Epic History TV » par exemple (2). Mais en France, personne n’avait développé ce registre. Vidéaste amateur, Guillaume LE ROGER s’est investi sur Youtube par passion et avec l’ambition d’exploiter un registre historique original pour peut-être pouvoir en vivre. Aujourd’hui, il se rapproche du seuil de revenu convenable pour espérer travailler sur ses vidéos à plein-temps, il précise : « Mon objectif est d’être indépendant (ne pas travailler à côté), en 2023 ». La qualité de ses productions a connu une progression considérable. Entre sa première série de vidéos sur la Révolution française et sa dernière en date sur la guerre des Gaules, le visuel et la narration ont atteint un savoir-faire proche de ce qui se fait le mieux en histoire animée sur Youtube. Il commente : « En terme d’infographie par exemple, mes cartes sont plus fluides. ». Ci-dessous, un comparatif proposé par le vidéaste pour montrer sa progression (3) :

Batailles de France connaît un succès rapide. La série de vidéos sur Napoléon, publiée durant l’année 2020, permet à la chaîne de gagner de nouveaux abonnés et de construire une communauté fidèle. Et ce succès n’est pas éphémère. En début d’année 2022, deux de ses nouvelles vidéos ont cumulé en trois semaines plus d’un million de vues. Une première pour le youtuber qui se dit « très étonné ». Pour autant, si ses vidéos attirent, leur contenu est-il valable du point de vue d’un chercheur en Histoire ?

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Bertrand AUGIER, enseignant à l’Université de Nantes, chercheur en Antiquité romaine, a bien voulu proposer une réponse en portant un regard critique sur une des vidéos de la chaîne Bataille de France (4). Elle porte sur la bataille de Bibracte lors de la guerre des Gaules (58 à 51 avant notre ère). Ce combat opposa les armées de Jules César aux troupes helvètes (peuple celte). La présentation lui semble claire et intéressante : « Aux yeux de l’historien du monde romain antique que je suis, l’explication des opérations militaires, de leur déroulement, des enjeux stratégiques et diplomatiques du conflit, ainsi la tactique mise en œuvre par César lors de la bataille de Bibracte (notamment l’utilisation des triplex acies caractéristiques de l’armée romaine) apparaissent fort claires, notamment grâce à la présence de cartes interactives. Ce que l’on a longtemps qualifié d’« histoire-bataille » est en effet indéniablement le point fort du travail de G. LE ROGER, ainsi que son centre d’intérêt principal. Ici l’usage de YouTube prend tout son sens : quoi de plus immédiatement efficace en effet qu’une vidéo pour comprendre les mouvements des troupes et les manœuvres des protagonistes des conflits armés ? ». Ci-dessous un arrêt sur image d’une autre vidéo de Batailles de France (5).

Cependant, le chercheur voit aussi dans la vidéo des défauts historiques et quelques simplifications erronées : « Le véritable point faible de la vidéo est la mise en contexte historique. On peut en effet relever de nombreuses inexactitudes dans les premières minutes de la vidéo. Par exemple, et contrairement à ce qui est affirmé, Cicéron n’était pas à la tête de l’opposition contre les triumvirs (il avait été un soutien politique important de Pompée). D’autre part, le diagramme présenté pour expliquer le système politique romain confond patriciens et sénateurs, ces derniers étant d’ailleurs loin d’être tous hostiles aux triumvirs, ce que laisse entendre le propos de G. LE ROGER. Il est très réducteur de considérer P. Clodius, acteur majeur du jeu politique romain comme un « fou furieux » et un « forcené », simple instrument entre les mains de César, et tout simplement anachronique de parler de « croisade contre les Suèves » envisagée par César. Last but not least, le collègue au consulat de César se nommait Bibulus et non Babelius. Ce type d’erreur, fréquent dans les vidéos YouTube de ce type, pose la question du rapport entre discours vulgarisateur et exactitude scientifique. Sans nier la valeur pédagogique de ce medium, sans doute gagnerait-il à engager un dialogue plus nourri avec les spécialistes des périodes étudiées. L’enjeu est en effet, me semble-t-il, de ne pas sacrifier l’exigence de la validité du savoir sur l’autel d’une plus large diffusion de la connaissance. ».

En somme, les reproches que pourrait faire un.e historien.ne se concentreraient sur le cadre historique. Le travail technique et esthétique, par l’usage de cartes, schémas et logiciels, est maîtrisé et permet d’approcher le sujet historique d’une manière différente qu’un cours ou une lecture. Mais les erreurs factuelles, pointées par le chercheur en la matière, et la simplification, par laquelle passe G. LE ROGER, sont des défauts qui s’accordent difficilement avec la science historique (nous y reviendrons après). Une solution proposée par B. AUGIER serait de développer « un dialogue plus nourri avec les spécialistes des périodes étudiées ». Mais est-ce réalisable ?

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Revenons-en au point de vue du youtuber, de son côté, que pense-t-il des relations entre l’Histoire et le vulgarisateur qu’il est ? Avant tout, il faut que le.la vidéaste veuille s’accorder sur la recherche historique. Sans une volonté commune entre le.la youtuber.euse (ou tout autre type de média qui puisse parler d’histoire) et le monde de la recherche de s’associer, la problématique de la vulgarisation perd tout intérêt. Chacun.e exercerait de son côté et ne se préoccuperait pas de l’autre. Pour questionner la vulgarisation, nous partirons donc du principe que le média souhaite accorder son discours avec celui de l’historien.ne. Or, c’est effectivement le cas avec Guillaume LE ROGER. 

Lui-même s’est déjà tourné vers des historien.ne.s, mais en rencontrant quelques difficultés pratiques… S’il a pu échanger de manière satisfaisante avec plusieurs, il a perçu une incompatibilité entre les exigences de son travail et les disponibilités des chercheur.se.s : «La vulgarisation sur Youtube (dans une optique de production) va vite mais le chercheur prend son temps». Tous et toutes parlent d’histoires mais l’un.e doit trouver ses informations rapidement quand l’autre doit procéder méticuleusement. Néanmoins, selon certaines conditions, il croit que la coopération serait possible : «J’aimerais beaucoup travailler avec des chercheur.se.s mais il faudrait être capable de travailler ensemble dans un temps restreint. Cela nécessite des réseaux que je n’ai pas. […] Mais un youtubeur comme Nota Bene réussit à travailler avec des historien.ne.s. Il a des réseaux suffisants et un socle de vidéos qui lui permettent de recevoir des revenus sans qu’il doive se presser à en produire de nouvelles rapidement». Mais Nota Bene est simplement l’exception qui confirme la règle. Pour Batailles de France, il faut passer par d’autres moyens. Il passe donc par des étudiant.e.s. L’enseignant-chercheur B. AUGIER est convaincu que cette solution est pertinente mais il précise : « Il me semble toutefois que cela devrait avant tout concerner les étudiant.e.s les plus avancé.e.s, inscrit.e.s en master ou en doctorat. En effet, la divulgation scientifique est une opération de traduction entre spécialistes et public novice ou éclairé, et se doit donc d’évoluer entre ces deux pôles.».

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Dans cette « opération de traduction » – de  vulgarisation – une problématique est fondamentale. Au cœur de l’exercice de vulgarisation, il s’effectue une perte, puisque transmettre un discours d’historien.ne au grand public implique la simplification. Dans notre cas précis de la chaîne YouTube Bataille de France, cette simplification agit sous plusieurs facettes : le choix de « l’histoire générale », de l’« histoire-bataille » (6) et de la schématisation. Ci-dessous, issu d’une vidéo sur la Guerre des Gaules, un schéma qu’il utilise pour illustrer son propos (7) :

Les simplifications qu’il réalise sont nécessaires pour lui et il a conscience des problématiques qu’elles soulèvent vis-à-vis du travail savant.

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Le besoin de plaire, d’attirer un public est un troisième trait problématique lorsque le.la vulgarisateur.ice souhaite faire de son activité un travail rémunérateur. Sans entrer dans les détails, les mécaniques de rémunérations auxquelles il doit s’astreindre dans Youtube fonctionnent selon le nombre de vues, le temps consacré aux publicités et le sponsoring. En conséquence, s’il en ressentait le besoin, G. LE ROGER serait prêt à délaisser la qualité historique de son contenu pour attirer des vues : «Si je veux vivre de mes vidéos, c’est payer mon loyer qui compte avant tout.», mais à certaines conditions : toujours s’appuyer sur des informations historiques admises par la communauté historique (sujet développé dans le paragraphe suivant). Ainsi, il y a là l’une des limites principales au passage du discours des historiens vers des vulgarisateurs sur Youtube. La rigueur scientifique est freinée par la primauté financière. Néanmoins, un youtuber comme Nota Bene a le luxe de moins se soucier du nombre de vues pour prendre le temps de s’associer aux historien.ne.s. Batailles de France n’en est pas encore là.

Prêter attention aux travaux des spécialistes historiques reste une priorité pour G. LE ROGER. D’autant plus parce qu’il se veut apolitique. Par les premiers sujets qu’il a traités – la Révolution française et Napoléon – G. LE ROGER a vite perçu la dimension politique de l’histoire. Les commentaires de ses vidéos étaient pour la plupart politisés : du patriotisme exacerbé au rejet de son contenu jugé trop franco-centré. Ces réactions l’ont surpris. Depuis, il fait encore plus attention à sa façon de traiter les sujets. Néanmoins, il ne souhaite pas quitter son approche historique actuelle : une histoire tournée vers les batailles pour laquelle il admet : « surfer sur le roman national » (utiliser les sentiments liés à l’histoire pour attirer son public). Cette concession faite, il a pour principe de chercher à montrer la complexité de l’Histoire, par le travail avec des spécialistes, et surtout « de ne pas tomber dans les clichés, les préjugés ». D’ailleurs, ces problématiques bousculent aussi la communauté savante. En résumé : comment les historien.ne.s peuvent défendre leurs recherches face aux accaparements politiques, sachant que l’histoire est un objet qui n’appartient à personne et donc que tout le monde peut se l’approprier ? Le sujet est vaste et il paraît urgent pour les chercheur.se.s qu’ils.elles trouvent des voix dans l’espace public.

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En bref, les problématiques soulevées par la vulgarisation du savoir historique par le biais de YouTube sont nombreuses. Si les youtubeur.euse.s souhaitent se rapprocher de la communauté des historien.ne.s et vice-versa, leur travail en commun butte sur de nombreux obstacles. Quelles solutions peuvent-être envisagées ? L’enseignant-chercheur Bertrand AUGIER propose : « Je suis à titre personnel convaincu que les chercheurs en histoire ont la capacité à être un pont entre le pôle savant et celui du grand public, et à réaliser ce travail de divulgation, mais il ne leur est tout simplement pas demandé dans le cadre de leur activité professionnelle, ou fort marginalement. Sans doute faudrait-il de ce point de vue envisager une redéfinition du métier de chercheur ou d’enseignant-chercheur, valorisant davantage ces travaux de vulgarisation encore trop cantonnés à quelques émissions (Le cours de l’histoire sur France Culture) ou revues (L’Histoire). ». En tout cas, le domaine de l’Histoire publique est en plein essor et les réflexions sur le sujet sont lancées.

Article écrit par Lilian GODARD

Les références :
1 : Les informations présentes dans ce paragraphe proviennent de deux entretiens entre l’auteur de cet article et Guillaume LE ROGER, et proviennent de sa chaîne YouTube, particulièrement sa vidéo FAQ (https://youtu.be/-_szqeJlqnk)
2 : Lien vers la chaîne d’Epic History TV : https://www.youtube.com/channel/UCvPXiKxH-eH9xq-80vpgmKQ
3 : Ce comparatif est proposé par le youtuber sur sa chaîne, dans une publication adressée à sa communauté : https://www.youtube.com/c/BataillesdeFrance/community 
4 : Lien vers la vidéo citée : https://youtu.be/0PZBTlYBRLc
5 : Lien vers la vidéo dans laquelle est issue l’arrêt sur image : https://youtu.be/xPl-QZ-Uo9k 
6 : « l’histoire générale » selon les propos de G. LE ROGER et l’« histoire-bataille » selon les propos de B. AUGIER. Le second terme porte une signification historiographique : en gros, avant le XXème siècle, les récits historiques se focalisaient surtout sur les batailles et leurs donnaient une importance centrale dans l’explication du passé. Ce paradigme a été définitivement rejeté par la communauté historienne au XXème siècle. Précisons que la chaîne Batailles de France se concentre sur les batailles mais aborde aussi largement des explications annexes.
: Lien vers la vidéo dans laquelle est utilisé le schéma : https://youtu.be/mux2wH5fBF0 

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