Le Péril Jaune est un complotisme occidental datant du XIXe siècle selon lequel, les peuples d’Asie vont “se réveiller” et dominer le monde en devenant les dirigeants de celui ci en rasant l’Europe.
Le Péril Jaune vient d’un ensemble d’observations. D’abord, suite à l’ouverture partielle de la Chine après la première guerre de l’opium de 1839 à 1842, les Etats Unis et le Pacifique en général voient l’arrivée de migrants chinois sur leurs côtes conformément à certains traités de migrations passés avec la Chine.
Vers 1850, certains journaux californiens commencent à critiquer la présence de ces nouveaux venus. C’est, en effet, la première fois que des occidentaux et des chinois sont en contact aussi directement et de manière durable.
En France, dès 1855, Joseph-Arthur Gobineau (1816-1882)¹ évoque une “menace chinoise » dans son Essai sur l’inégalité des races humaines.
Le terme Yellow Peril cependant n’apparaît qu’à la fin du XIXe siècle. François Pavé explique dans sa thèse que : “L’expression péril jaune s’impose en France vers 1895 après la publication, dans Le Monde illustré, d’un article relatif à une reproduction d’un dessin allégorique commandé par l’empereur Guillaume II(1859-1941) et intitulé « Le Péril jaune ». Il semble donc que l’expression, née en Allemagne, soit une traduction du terme allemand équivalent die gelbe Gefahr.”²
La formule touche de nombreux politiciens partout dans le monde occidental. La gravure est envoyée au tsar Nicolas II (1868-1918) qui dirige le seul pays européen voisin avec la Chine.
Le député français Paul d’Estournel (1852-1924)³ s’exprime à travers la presse, à la Chambre des députés et donne même des conférences afin d’alerter de ce “péril”. Il constitue rapidement un réseau épistolaire avec des ambassadeurs, entrepreneurs et hommes d’affaires en Europe mais aussi en Extrême Orient qui lui livrent des informations sur la situation là-bas.
La Guerre des Boxers⁴ de 1900, fait écho à cette peur car elle oppose les armées occidentales françaises, anglaises, russes, allemandes, américaines, italiennes et austro-hongroises, aux armées chinoises et révoltés Boxers.
Certaines motivations des Boxers sont xénophobes et appellent à “la destruction des étrangers”⁵, ce qui est très mal perçu par les occidentaux. De plus, la révolte est, en 1900, reconnue par l’impératrice douairière Cixi (1835-1908)⁶ qui arme et organise les révoltés à Pékin et dans le nord du pays. L’impératrice profite de la situation pour se débarrasser des occidentaux gênants qui entravent son pouvoir et qui l’ont profondément marquée lors de la seconde guerre de l’opium⁷ (1856-1860) alors qu’elle était concubine impériale.
Par ailleurs, le péril jaune est également lié à la monté des théories raciales et notamment du Darwinisme social.⁸
Ce dernier va beaucoup influencer les milieux politiques et scientifiques occidentaux au début du XXe siècle. Il consiste en l’application des théories évolutives de Darwin aux sociétés humaines, permettant ainsi de classifier les “races humaines” selon des critères dits « scientifiques » mais surtout subjectifs et partiaux dépendant des peuples l’utilisant. Cette théorie n’est plus en vigueur et a été réfutée par de nombreux chercheurs notamment Claude Levis Strauss (1908-2009)⁹ ou encore Patrick Tort (1952-…)¹⁰.
Ainsi en 1887, on peut lire dans les manuels scolaires français:
« On distingue trois races humaines :
- la race noire (descendants de Cham) peupla l’Afrique, où elle végète encore ;
- la race jaune (descendants de Sem) se développa dans l’Asie orientale, et les Chinois, ses plus nombreux représentants, gens d’esprit positif, adonnés aux arts utiles, mais peu soucieux d’idéal, ont atteint une civilisation relative où ils se sont depuis longtemps immobilisés ;
- la race blanche qu’il nous importe spécialement de connaître, a dominé et domine encore le monde. »¹¹
Néanmoins, le “Péril jaune”, demeure une peur irrationnelle pour plusieurs points.
Tout d’abord, la Chine n’a aucune visée expansionniste sur le monde Occidental. Par ailleurs, le sociologue Jacques Novicow souligne parfaitement l’irrationalité de ce complotisme dès 1897:
“Le péril jaune est signalé de toutes parts. Les Chinois sont quatre cents millions. Théoriquement, ils peuvent mettre trente millions d’hommes sur pied de guerre. Un beau matin, ils devraient envahir l’Europe, massacrer ses habitants et mettre fin à la civilisation occidentale. Cela paraissait un dogme inattaquable. Mais, on s’est aperçu ces derniers temps que les Chinois éprouvent une horreur insurmontable contre le service militaire¹². Depuis qu’ils se sont laissés battre par les Japonais, dix fois moins nombreux, les pessimistes ont fait volte-face¹³. Le péril jaune n’est plus à craindre sous une forme militaire, du moins pour une période qui peut entrer dans nos préoccupations, le péril jaune vient surtout de l’ouvrier chinois qui se contente de cinq sous¹⁴ »
En fait, la principale préoccupation de la Chine est de revenir sur la scène internationale et d’être considérée comme une grande puissance.
Si la Chine demeure traditionnellement dans l’optique d’être l’Empire du Milieu qui est supérieur à tous, elle n’en a pas les moyens. Aussi celle-ci, contrairement aux européens, ne voit pas l’intérêt de coloniser des territoires outre-mers. On vient à elle et non l’inverse. Les occidentaux et plus précisément les européens, transposent leurs conceptions de la domination et leurs échecs à coloniser l’Asie comme ils l’ont fait en Amérique, en Afrique ou encore en Océanie sur la Chine et le Japon.
En outre, la peur d’être dépassé et de ne plus dominer le monde est l’inquiétude principale des puissances. Avec les théories du darwinisme social, elles craignent leur décadence propre. Elles voient en la Chine et le Japon des opposants potentiels du fait de leur organisation et de leur capacité administrative et centralisatrice pour la Chine et adaptative pour le Japon.
En somme, si le “péril jaune” est un complotisme extrapolant des évènements asiatiques.. Il faut toutefois admettre que certaines observations sont intéressantes.
Celle économique est la plus proche de la réalité actuelle, un siècle auparavant.
Certains économistes prévoyaient la superpuissance économique chinoise mais ont mal calculé la durée qu’il fallait à la Chine pour mettre en place une économie compétitive comme aujourd’hui. La Chine est devenue l’une des plus grandes puissances économiques mondiale. Elle concurrence désormais l’Europe et les Etats Unis mais un siècle après la théorie. Au moment où l’on théorise le Péril Jaune, la Chine est économiquement dominée par l’Occident. Ce dernier profite de la faiblesse de celle-ci pour lui imposer toujours plus de traités¹⁵, qui sont qualifiés d’inégaux, jusqu’en 1933.
De plus, le PIB chinois en 1820 représente 32.9% du PIB mondiale, cinquante années plus tard, plus que 17.2%, en 1913 seulement 8.9% avant de s’écraser à 4.5% en 1950.¹⁶
Quand ce conspirationnisme naît, les peuples asiatiques n’ont pas les capacités ni même la volonté de mettre en œuvre cette invasion de l’Occident. Elles ont même peur du Péril Blanc menaçant leur indépendance. La Chine et le Japon craignent de devenir des colonies occidentales.
Toutefois, il faut admettre qu’aujourd’hui le “péril jaune” pourrait ne plus être un conspirationisme. Plus d’un siècle est passé et les contextes ont beaucoup évolué. Attention néanmoins, nous sommes loin d’une volonté de la Chine de raser l’Europe mais les tensions grandissantes dans le Pacifique, l’économie chinoise ultra performante en passe de détrôner celle américaine et les nombreux actes politiques de la Chine inquiètent.
En 2012, Xi Jinping esquisse les premières lignes de son concept : «Je crois que le plus grand rêve des Chinois, c’est la renaissance de leur nation dans les temps modernes.» Des mots prononcés au Musée national lors de sa visite de l’exposition permanente La Voie de la renaissance qui revient sur la guerre de l’opium et la colonisation en Chine.¹⁷
Ainsi, un conspirationnisme peut devenir un fait réel en évoluant dans le temps. Il ne s’agit pas cependant de tomber dans l’extrapolation propre aux conspirationnistes mais de rester réaliste et ouvert.
- Homme politique et diplomate français. Il est ambassadeur en Suède. Théoricien de l’inégalité des races humaines. Il en dénombre trois selon ses critères personnels.
- Pavé François. Paul d’Estournelles de Constant au coeur de la polémique sur le « péril jaune ». Les raisons d’un engagement intellectuel et politique, 1895-1905. In: Études chinoises, n°26, 2007. pp. 285-297
- Prix Nobel de la Paix en 1909, diplomate, député et sénateur de la Sarthe.
- Révolte menée par la société secrète des Poings de la Justice et de la Concorde de 1899 à 1901. C’est une révolte anti-occidentale, anti-réformiste et anti-Qing. Elle est instrumentalisée par l’Impératrice Cixi.
- Slogan des Boxers: « Renversons les Qing, détruisons les étrangers »
- Concubine impériale puis impératrice douairière après la mort de l’empereur Xianfeng (1831-1861). Elle dirige l’Empire Qing de 1861 à 1908.
- Les guerres de l’opium sont deux conflits sino-occidentaux menés par les anglais puis par l’ensemble des grandes puissances occidentales dans le but de renverser la situation économique d’Asie où les Européens et majoritairement les anglais sont déficitaires. Les occidentaux ouvrent par la force la Chine au commerce et profitent de leurs victoires pour faire ratifier des traités en leur grande faveur.
- Mike Hawkins, Social Darwinism in European and American thought, 1860-1945, Cambridge University Press, 1997
- Anthropologue et ethnologue français ayant eu une influence majeure sur les sciences humaines et sociales. Figure du structuralisme.
- Historien des sciences et philosophe français. A pour sujet de recherche le darwinisme, entre autres.
- Histoire de France, conforme aux programmes officiels du 18 janvier 1887 par C.S. Viator.
- Référence à la guerre sino-japonaise de 1894-1895: la Chine n’a pas de service militaire et son armée n’est pas modernisée.
- Le conflit mobilise environ 200 000 soldats japonais et 600 à 700 000 soldats chinois. Le déséquilibre est relativement marqué et pourtant ce sont les japonais qui l’emporte avec leur armée et stratégies modernes face à la Chine encore engoncée dans ses traditions et sans réformes militaires et politiques globales.
- Jacques Novicow, Le Péril Jaune, La Revue Internationale de Sociologie, V. Giard et E. Bière, Paris, 1897
La Chine n’ayant pas amorcé son industrialisation ou du moins pas par le biais de l’administration impériale et de manière efficace, cette crainte économique n’est pas à prévoir avant plusieurs décennies. De plus, le sociologue démontre ensuite que cette réalité économique part d’un postulat selon lequel les “races inférieures” se contentent d’un bas salaire et donc est fausse puisque ce n’est pas le cas. - Dong Wang, China’s Unequal Treaties : Narrating National History, Lanham (Md.), Lanham, Md.: Lexington Books, 2005
C’est une formule chinoise pour qualifier les traités signés par la Chine et les grandes puissances de la première guerre de l’opium (1838-1842) à la trêve de Tangu en 1933. Selon les historiens, le nombre de traités inégaux varie entre cinq cent et mille. Le Japon fait même partie des puissances imposants leurs traités au début du XXe siècle. - « Études du Centre de Développement L’économie mondiale statistiques historiques », sur http://www.oecdbookshop.org/, Librairie de l’OCDE (2010) et Angus Maddison . The World Economy: Historical Statistics, OCDE, Paris.(2003)
- Zhifan Liu, La Chine veut redevenir l’Empire du Milieu, France Info, France Télévisions, 13/07/2016
Article écrit par Alexis Cribier
Bibliographie:
« Études du Centre de Développement L’économie mondiale statistiques historiques », sur http://www.oecdbookshop.org/ , Librairie de l’OCDE (2010)
Austin de Croze, Péril jaune et Japon, Paris, Comptoir général d’éd., 1904
John King Fairbank, et Merle Goldman. Histoire de la Chine. Des origines à nos jours. Tallandier, 2013
Christopher Frayling, The Yellow Peril : Dr Fu Manchu & The Rise of Chinaphobia, Londres, Thames and Hudson, 2014
Jacques Gernet, Le Monde chinois, 2. L’Époque moderne, Paris, Armand Colin, 2003
Joseph-Arthur Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855). Paris: Éditions Pierre Belfond, 1967
Mike Hawkins, Social Darwinism in European and American thought, 1860-1945, Cambridge University Press, 1997
Angus Maddison . The World Economy: Historical Statistics, OCDE, Paris.(2003)
Jacques Novicow, Le Péril Jaune, La Revue Internationale de Sociologie, V. Giard et E. Bière, Paris, 1897
François Pavé. Paul d’Estournelles de Constant au coeur de la polémique sur le « péril jaune ». Les raisons d’un engagement intellectuel et politique, 1895-1905. In: Études chinoises, n°26, 2007. pp. 285-297
C.S. Viator, Histoire de France, conforme aux programmes officiels du 18 janvier 1887.
Dong Wang, China’s Unequal Treaties : Narrating National History, Lanham (Md.), Lanham, Md.: Lexington Books, 2005
Zhifan Liu, La Chine veut redevenir l’Empire du Milieu, France Info, France Télévisions, 13/07/2016