La Victoire de Samothrace : aménagement muséal et restauration moderne face à la réalité archéologique

La Victoire de Samothrace est une œuvre emblématique du musée du Louvre. Juchée au sommet du grand escalier Daru (fig.2), la statue antique offre cependant une esthétique très différente de son aspect original. L’œuvre que l’on peut aujourd’hui admirer est, bien que sublime, mutilée et héritée des restaurations du XIXe siècle. Plus encore, sa présentation au cœur du musée lui confère un éclairage dissemblable à celui qui était le sien dans l’Antiquité. Les recherches et le travail de reconstitution de Marianne Hamiaux nous permettent néanmoins de redécouvrir la Victoire sous son allure originale. Autre regard sur le chef d’œuvre du Louvre, cette étude offre de le redécouvrir par le biais archéologique et met en évidence l’image moderne et presque désincarnée que la statue revêt aujourd’hui.

Sculptée aux environs de 190 avant notre ère, la Victoire fut probablement commandée par les habitants de l’île de Rhodes, suite à une conquête navale. Conçue comme une offrande aux dieux Cabires, elle fut placée dans le sanctuaire dédié sur l’île de Samothrace. Découverte en 1863 par l’archéologue français Charles Champoiseau, la sculpture est acheminée jusqu’au Louvre dans un état très fragmentaire, la Victoire est alors démembrée en cent-dix fragments parmi lesquels ni les bras ni la tête ne sont retrouvés. En  plus du corps sculpté, Champoiseau note la présence d’une vingtaine de  blocs de pierres bien plus importantes mais il faut attendre 1875 et la campagne de fouilles autrichienne pour que l’architecte Alois Hauser constate que ces pierres constituent, assemblées, un socle et une proue de bateau : la base de la statue (fig.3.). 

De nouveau réunis en 1879, la Victoire et sa base font l’objet d’un premier montage très concluant dans l’une des cours du Louvre, et il est ainsi décidé de procéder à une restauration complète, ce que Marianne Hamiaux nomme « la réinvention d’un monument ». Le restaurateur français, Félix Ravaisson-Mollien s’inspire, pour son travail, des études de l’archéologue Otto Benndorf et préfère au marbre, technique coûteuse et irréversible, le plâtre pour compléter l’œuvre lacunaire. Ce travail de restauration est un chantier important : la partie gauche du buste ainsi que l’aile droite sont créés de toutes pièces bien que la tête, les bras et les accessoires ne soient pas rajoutés (fig.4). Les blocs de la base sont quant à eux assemblés à l’aide d’agrafes métalliques et scellés avec du ciment, la plupart des lacunes sont comblées, l’avant de la proue n’est cependant pas restauré.

L’état lacunaire et les choix de restaurations ont sans aucun doute façonné notre vision de l’œuvre. Ce regard, s’il n’est ni à mépriser ni à encenser, est toutefois éloigné de la réalité archéologique. L’aile droite, inventée lors de cette première restauration est un modèle inversé de son homologue de gauche et nous savons maintenant qu’elle est placée trop en avant et empiète sur l’emplacement du bras. En outre, la draperie visible sur l’épaule gauche est incorrecte et le départ du bras est trop grand et trop reculé. Certains fragments de la Victoire, bien que trop lacunaires pour être accordés à la statue nous informent sur sa gestuelle. La main droite retrouvée en 1950, paume ouverte et doigts tendus, laisse ainsi penser que la statue ne tenait rien (fig.5). De plus, un autre fragment indique de cette manière la position du bras droit, écarté du corps et levé à l’horizontal. L’aile droite aussi conserve quelques fragments. Trop modestes et éloignés pour la restauration, ils révèlent tout de même que l’aile n’était pas symétrique à celle de gauche et qu’elle s’élevait plus haut et de manière plus oblique, et cela vers l’extérieur (fig.6). Pour la tête de la Victoire, l’état lacunaire du cou n’est malheureusement pas suffisant à affirmer son orientation. 

Quant à la proue, elle ne conserve en rien l’aspect qu’elle revêtait à sa création. En effet nous ne possédons ni l’ornement de proue, ni les deux éperons et leur manque change radicalement l’apparence du monument. La restitution proposée par Marianne Hamiaux s’appuie sur l’étude de représentations complètes de proues d’origines grecques et datées de l’époque hellénistique (fig.6). L’ornement de proue appelé acrostolion est figuré selon des représentations sur monnaie et les éperons reprennent l’aspect de ceux visibles sur le monument naval de l’agora de Cyrène (fig.7). 

La place choisie dans le musée pour la Victoire, bien qu’impressionnante, ne permet pas à la majorité des observateurs d’apprécier la statue sous son meilleur jour. Trônant en haut de l’escalier, elle s’offre au regard sous un angle facial (fig.8) qui n’atteint en rien la magnificence du trois-quarts gauche qui met en avant tout le dynamisme de l’œuvre (fig.9). C’est de ce côté que son effet est le plus spectaculaire, et c’est probablement de cet angle qu’elle était vu à l’origine, perchée en hauteur et placée sous un abri comme nous l’indique l’état du marbre.

Fig.1 – Victoire de Samothrace, marbre, H. 557 cm, vers 190 avant notre ère, Paris, Musée du Louvre, MA 2369. 
Fig.4 – Parties restaurées en plâtre par Félix Ravaisson-Mollien (1880-1884). Dessins d’après Marianne Hamiaux. 
Fig.5 – Main droite de la Victoire de Samothrace, marbre, Lo. 28 cm ; la. 17 cm, Paris, Musée du Louvre, MA 2369 bis.
Fig.7- Victoire navale de Cyrène, agora, Cyrène (Lybie), vers 250-240 avant notre ère.
File:Victoire de Samothrace - vue de trois-quart gauche, gros plan de la statue (2).JPG
Fig.9 – Victoire de Samothrace,( détail trois-quarts gauche) marbre, H. 557 cm, vers 190 avant notre ère, Paris, Musée du Louvre, MA 2369.
Fig.2 – Escalier Daru et Victoire de Samothrace, marbre, H. 557 cm, vers 190 avant notre ère, Paris, Musée du Louvre, MA 2369.
Fig.3 – Socle et proue, Victoire de Samothrace, marbre, vers 190 avant notre ère, Paris, Musée du Louvre, MA 2369.
Fig.6- Schéma de construction du monument (Dessin par M.Hamiaux et V. Foret).
Fig.8 – Victoire de Samothrace, marbre, H. 557 cm, vers 190 avant notre ère, Paris, Musée du Louvre, MA 2369. 

Les figures :
1 – https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Victoire_de_Samothrace_-Musee_du_Louvre-_20190812.jpg
2 – https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Escalier_Daru,dit_de_la_Victoire_de_Samothrace-_Mus%C3%A9e_du_Louvre.jpg
3 – https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Victoire_de_Samothrace_-_vue_de_gauche,_d%C3%A9tail_de_la_proue.JPG
5 – https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Main_droite_de_la_Victoire_de_Samothrace_(Louvre,_Ma_2369bis)_1.jpg
6 – https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Sch%C3%A9ma_de_la_Victoire_de_Samothrace.jpg
7 – https://commons.wikimedia.org/wiki/File:CireneAgor%C3%A0MonVittoriaNavale1999.jpg
8 – https://commons.wikimedia.org/wiki/File:F4135_Paris_Louvre_victoire_Samontrace_rwk.jpg
9 – https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Victoire_de_Samothrace_-vue_de_trois-quart_gauche,_gros_plan_de_la_statue(2).JPG

Article écrit par Manon Boutin

Bibliographie :

Hamiaux Marianne, La Victoire de Samothrace, Paris, Musée du Louvre, 2007.

Hamiaux Marianne,  “La victoire de Samothrace”, Monuments et mémoires de la Fondation Eugène Piot, tome 85, 2006. p. 5-60.

Hamiaux Marianne, laugier Ludovic, Martinez Jean-Luc, La Victoire de Samothrace : redécouvrir un chef-d’œuvre, Paris, Musée du Louvre, 2014.

Martinez Jean-Luc,  “La restauration de la Victoire de Samothrace : un projet international de recherche et de restauration du monument, 2013-2015”, Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 158e année, N. 2, 2014. p. 933-948.

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