Responsabilité des scientifiques dans certaines théories du complot

Parmi les sources des théories conspirationnistes

Si la fabrique et l’adhésion sont généralement pointées du doigt lorsque l’on parle de théories conspirationnistes,  elles se basent généralement sur des précédents. Les deux exemples proposés ci-dessous tendent à montrer la responsabilité d’institutions dans l’émergence de théories du complot. 

Le scandale de Tuskegee

Dans les années 1930, aux États-Unis, débute une étude sur les effets de la syphilis dans les communautés noires-américaines. C’est une maladie sexuellement transmissible qui provoque démences, paralysies et crises cardiaques dans ses formes les plus graves. Dans l’Amérique de la Grande Dépression (1929), le coût du traitement est cher et les résultats peu concluants. L’idée de l’étude est de voir sur 6 à 12 mois les effets de cette affection si aucun traitement n’est envisagé. 600 personnes sont choisies dont 200 dans un groupe témoin n’ayant donc pas la maladie. Plusieurs problèmes éthiques sont à soulever. Premièrement, les participants ne sont pas informés des objectifs. Deuxièmement, les participants ne sont pas informés de la maladie qu’ils ont contractée mais la connaissent par le nom de bad blood. Troisièmement, en 1942, la pénicilline prouve son efficacité et en 1947 elle devient la solution usuelle en cas d’infection. Mais l’expérience se poursuit et ce jusque dans les années 70.   En n’informant pas les patients, poursuivant l’étude pendant près de 25 ans après la découverte d’un traitement, les manquements éthiques sont évidents. Surtout que la maladie occasionne directement la mort de 28 patients et cent autres meurent des complications y étant liées. Quarante épouses en sont infectées et dix-neuf enfants naissent avec la syphilis congénitale.

Tuskegee-syphilis-study doctor-injecting-subject.jpg
Prélèvement du sang d’un patient dans le cadre de l’étude de Tuskegee-National Archives Atlanta, GA (U.S. government)

Le scandale éclate dans la presse en 1972. Pour s’en défendre, en 1976, le directeur du Service de santé publique chargé de l’étude de 1943 à 1948 met en avant le statut de sujet des participants, non des patients, ce qui écarte à son sens tout débat éthique. Il compare même ces hommes à du matériel médical ne requérant donc pas le recueil de leur consentement. Pour des résultats médicaux on a donc là un choix délibéré de ne pas traiter, laissant mourir un peu plus d’une centaine d’hommes participant à l’étude. L’aspect secret est bel et bien présent tout comme l’atteinte délibérée à la vie. Mais l’expérience de Tuskegee semble plus entrer dans la catégorie des persécutions, dans la continuité de celles commises au XVIIIe-XIXe siècle. Cependant, cette violence raciale institutionnalisée et reconnue produit une adhésion de la part des Afro-américains aux thèses complotistes. A la fin des années 80, la deuxième vague d’infections au VIH touche la communauté Afro-américaine. En cause principale, les seringues contaminées. Une condamnation morale est exprimée de la part des autorités, critiquant la consommation de drogue et les femmes donnant naissance à des enfants contaminés. Un contre-discours émerge parlant d’un plan génocidaire lié à l’émergence de la maladie. Les expériences comme celle de Tuskegee, scandale d’état avéré, servent de terreau à l’émergence de théories conspirationnistes conduisant à une méfiance d’une partie de la population. Bien que le mal soit fait, se développent depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale des instances visant au respect de l’individu. En 1964, la déclaration d’Helsinki vise à ce que l’intérêt de la personne prévale par rapport aux intérêts de la science ou de la société. Une partie de cette déclaration est révisée en 2000 à Édimbourg, y adjoignant des considérations sur la notion de consentement et de droits individuels. 

Andrew Wakefield : renouveau du mouvement anti-vax

Chirurgien et chercheur britannique, Andrew Wakefield publie dans la revue The Lancet, une étude dont les résultats prouveraient une concordance entre la vaccination ROR (rougeole-oreillon-rubéole) et le syndrome autistique. Pour Wakefield, l’association des trois vaccins produirait une surcharge dans le système gastro-intestinal conduisant à l’apparition du syndrome autistique. Cette publication connaît un grand retentissement, provoquant même une baisse de la vaccination ROR au Royaume-Uni passant de 92% en 1997 à moins de 80% en 2003, et dans une moindre mesure dans d’autres pays. Mais les résultats sont vite contestés. Une controverse scientifique s’engage alors. Entre 1996 et 1998, 60% des études publiées invalident les résultats de Wakefield et 40 % les confirment. Des faiblesses méthodologiques lui sont reprochées notamment le faible échantillon (12 enfants). Après 1998, de plus en plus d’études contestent les résultats Wakefield, montrant que le lien de causalité en autisme et vaccin ROR n’est pas avéré. C’est en 2003 que Brian Deer révèle une falsification des dossiers des douze enfants participant à l’étude d’Andrew Wakefield. Ce dernier, au-delà d’une grave faute professionnelle, comptait tirer profit de ses résultats par la création d’une entreprise visant à développer un vaccin contre la rougeole afin, à son sens, d’éviter la surcharge vaccinale pour l’enfant. L’article de Wakefield est retiré en 2010 mais le mal est fait. Cet article a eu un effet accélérateur  de la méfiance vis-à-vis de la vaccination. Cette méfiance provoque une recrudescence des cas d’oreillons, de rougeole, de rubéole, de poliomyélite, de diphtérie et de coqueluche. La couverture vaccinale diminue dans plusieurs pays d’Europe (Pays-Bas, Royaume-Uni, Allemagne…) mais aussi aux État-Unis. En France, l’hostilité à la vaccination passe de 9,5% à 38,2% entre 2005 et 2010. Elle se corrèle avec la montée en puissance des médecines alternatives (homéopathes, chiropracteurs, naturopathes). Après son éviction de l’ordre des médecins au Royaume-Uni, Andrew Wakefield poursuit sa bataille contre le vaccin ROR aux États-Unis, rassemblant autour de lui une communauté de plus en plus vaste et réalisant d’importants profits lors de conférences et dans des traitements alternatifs de l’autisme. Il est aujourd’hui en première ligne de la contestation anti-vax aux États-Unis mais connaît aussi une certaine popularité en Europe. 

Son statut de spécialiste, au moment où il publie l’étude, déclenche une fièvre journalistique. Il est usuel qu’un papier scientifique soit contesté à sa parution, surtout quand il propose une approche nouvelle. Cependant, certains médias n’ont pas attendu que cette période de validation par la controverse soit atteinte pour présenter les résultats obtenus comme avérés. Pour le public, le mal était fait, provoquant une méfiance vis-à-vis du vaccin ROR en particulier, mais aussi contre tout vaccin en général. Déjà ancien (aussi vieux que les premières obligations vaccinales au XIXe siècle), le mouvement anti-vax est réactivé.

La réglementation de la recherche scientifique apparaît comme essentielle pour prémunir l’apparition de fausses opinions au sein de la société. Dans le cas de Tuskegee, des réglementations internationales permettent d’éviter la considération d’êtres humains comme matériel scientifique. Dans le cas de l’étude d’Andrew Wakefield, le travail scientifique a bel et bien eu lieu mais la responsabilité est à chercher ailleurs. En effet, l’emballement médiatique qui a suivi la publication a conduit à la défiance d’une partie de la population sans possibilité qu’une fois la vérité scientifique établie, le doute s’estompe. 

Article écrit par Quentin Béchennec

Sources: 

François Bonnet, Bénédicte Robert, La régulation éthique de la recherche aux Etats-Unis: Histoire, état des lieux et enjeux 

Adrien Minard, Perception du sida et théorie du complot dans la population afro-américaine. 

Pascal Wagner-Egger, Les facteurs explicatifs des croyances conspirationnistes 

Doris Bonnet, L’éthique médicale universelle engage-t-elle la construction d’un acteur social universel ?

Lucie Guimier, Les résistances françaises aux vaccinations : continuité et ruptures à la lumière de la pandémie de Covid-19

Brigitte Chama, Controverses sur l’autisme

Laisser un commentaire