Quelles frontières entre dark store et drives ?

Depuis son ouverture au printemps 2022, le dark store de la rue des Olivettes fait couler beaucoup d’encre dans la presse nantaise. Un sujet de tension que nous avons voulu comparer au concept plus familier du drive et qui nous a amené à interroger les frontières entre drive et dark store. C’est dans ce contexte d’implantation que six étudiants géographes de l’Université de Nantes se sont attachés à étudier cette frontière fictive qui est révélatrice d’oppositions et de liaisons.

Figure 1 : Carte de localisation des drives et du dark store à Nantes (Carte A. Dupland)

Des stratégies différentes pour un principe économique similaire

Le dark store Flink et les drives étudiés reposent sur un objectif commun : proposer une nouvelle forme de supermarché pour les centres-villes. Fondés sur l’utilisation du numérique, ces deux concepts offrent un côté pratique aux consommateurs, celui de “faire ses courses depuis chez soi” via le click and collect, et donc de ne pas utiliser sa voiture. L’offre des produits est tout aussi diversifiée qu’en grande surface, exceptés quelques-uns spécifiques qui ne se trouvent que dans ces dernières (cf. annexe 1). Bien que le principe économique soit similaire en reposant sur la livraison de produits de consommation courante commandés depuis une application en ligne, les stratégies pour l’appliquer divergent en plusieurs points. Tout d’abord, d’un point de vue spatial, les 9 drives quadrillent l’espace du centre-ville nantais en implantant de nombreux points de collecte (cf. figure 1). Cette implantation découle de leur stratégie de livraison fondée majoritairement sur le click and collect disponible environ 3 heures après la commande ; contrairement au dark store qui a fait le choix d’une livraison plus rapide – moins de 15 minutes – soit en vélo électrique par ses employés Flink, soit en scooter pour les livreurs indépendants de Carrefour Sprint.  De ce fait, les drives ciblent une clientèle à l’échelle du quartier, tandis que le dark store agit dans un rayon plus large (cf. figure 2.a et 2.b). Par ailleurs, les drives traduisent une anticipation des courses de la part des consommateurs alors que celles livrées par Flink peuvent davantage être des courses d’appoint et donc plus spontanées. On peut le remarquer par les horaires d’ouverture, le dark store Flink étant ouvert 7j/7 de 7 h à 2 h alors que les drives sont ouverts en moyenne de 9 h à 20 h.

Figure 2.a et 2.b : chorèmes de l’organisation des réseaux de drives et dark stores à l’échelle intra-urbaine.

Les impacts socio-spatiaux du dark store et des drives

Photo 1 : drive piéton Auchan (Guist’hau)

Seulement, la frontière devient une barrière fictive flagrante lorsque l’on évoque la question des impacts socio-spatiaux. En effet, alors que chaque drive possède une devanture explicitant son enseigne, comme « Auchan », ou « E.Leclerc drive », la devanture du dark store est, quant à elle, inexistante, suscitant la méfiance des riverains (cf. photo 1 et 2). Cette invisibilité du dark store s’explique par la non-présence du logo devant l’entreprise et s’approfondit par la difficulté à voir l’intérieur de Flink (photo 2).

Photo 2 : dark store nantais Flink (rue des Olivettes).

Ce côté sombre du « magasin fantôme » interroge les passants sur les fonctions de ce bâtiment mais également sur les modes de production : qui y travaille, comment les produits sont conservés / manipulés, dans quelle situation sont les travailleurs (précarité, stabilité de l’emploi), pourquoi ne pas rendre visible l’intérieur de son entreprise qui a pour but la vente ? Aussi, l’invisibilité du commerce est la stratégie la plus pertinente pour accroître ses ventes. Alors que le drive souhaite s’intégrer dans le quartier en se montrant pour attirer les consommateurs qui viennent chercher leurs produits, le dark store admet une tout autre volonté qui n’est pas orientée vers la visibilité afin de livrer directement aux consommateurs sans qu’ils ne passent dans l’entreprise.  

En plus de ce premier désavantage, les livraisons motorisées Carrefour Sprint occasionnent des nuisances sonores dues à la circulation des scooters. Lorsque l’on interroge les habitants du quartier des Olivettes, une méfiance et un mécontentement profond se font ressentir au sujet des livreurs en scooter par exemple qui sont désignés comme source de problèmes. Le bruit en est un des premiers facteurs même si une amélioration est remarquée par certains résidents depuis le changement d’enseigne (passant de Cajoo à Flink). Ces nuisances sonores vécues comme telles par les riverains ne se retrouvent pas pour les drives, dû à leur fonctionnement presque exclusivement en click and collect. De plus, les drives ont essayé de s’adapter aux habitants de leur quartier dans lesquels ils se situent en faisant en sorte que les livreurs de cargaison qui viennent ne sont pas dans leur logement (durant les horaires de travail). Cependant, le dark store a innové en investissant dans des vélos électriques faisant la pub pour Flink occasionnant par conséquent un bruit beaucoup plus adouci. Aussi, la rue étant initialement bruyante, c’est surtout la conduite dangereuse des livreurs motorisés qui dérange les habitants (cf. figure 3). 

De surcroît, les livreurs indépendants sont une autre source de conflit dans l’occupation de la rue : lors de l’attente de leur livraison, les scooters se massent près de la devanture de l’entrepôt, les voitures se garent sur le trottoir, occupant alors l’espace public (cf. figure 3). La question de la privatisation spontanée et non encadrée de celui-ci se pose alors. Le problème ne relève pas tant du comportement des livreurs mais de l’absence d’une zone d’attente attribuée par la plateforme Flink qui occupe cet espace dit public mais qui ne peut être occupé par les individus. 

Par conséquent, les drives, jouissant d’une organisation optimisée, sont appréciés et donc utilisés par les consommateurs proches. Au contraire, le dark store, occasionnant nuisances et gênes, souffre d’une mauvaise image auprès des habitants de la rue des Olivettes. En effet, sur les 23 habitants interrogés, seulement un seul utilise les services du dark store.

…qui entraînent une acceptabilité différente

Au-delà des nuisances sonores, c’est en effet le concept même du dark store qui suscite les plus vives critiques : 35% des individus interrogés y voient une menace pour la pérennité des commerces et du lien social qui structurent le quartier (cf. annexe 2). L’hostilité la plus forte s’est fait ressentir auprès des deux gérants des restaurants Le coup du lapin et Le Loo situés à quelques mètres de l’entrepôt. Les questionnaires que nous avons réalisés traduisent une représentation négative à 52 %  de la part des habitants et des commerçants de la rue des Olivettes. Cela s’explique en partie par les nuisances causées, par la méconnaissance du service mais surtout par la critique de “l’économie de la flemme” qu’incarne le dark store. Cette “économie de la flemme” repose sur l’idée nouvelle que “l’individu achète de chez lui, sans se déplacer et en étant livré / “servi” à domicile. Il commande et reçoit ses achats sans même se soucier de qui et de comment celle-ci a été préparée. Cela peut poser question puisqu’il s’agit en réalité de s’éloigner du modèle de production et donc de ne plus voir, ne plus critiquer le fonctionnement du marché. C’est en cela que nous interprétons le dark store dans sa dimension “dark”, “sombre”, “non visible”. 

Au contraire, 62 % du public interrogé, consommateur, ou non, et habitant à proximité, ont une représentation positive des drives, les percevant comme un atout pour le quartier ; 21% apprécient le gain de temps par rapport aux courses en grandes surfaces ; 1 personne sur 5 souligne la facilité de la commande en ligne et 9 % mentionnent des gains économiques (cf. annexe 1). L’absence de nuisances, une plus grande familiarité avec les drives et leur principe de click and collect expliquent une meilleure acceptabilité au sein des quartiers. Toutefois, ces données devraient être approfondies sur un échantillon plus large afin d’augmenter leur fiabilité. Il s’agit bel et bien de montrer que l’acceptation est plus grande pour les drives qui ont réussi à s’implanter dans l’espace urbain et symbolique (beaucoup l’approuvent) au contraire du dark store qui est plus récent et moins accepté. Cependant, cela pourrait évoluer ultérieurement et doit être pris avec précaution du fait d’un échantillon assez restreint. Celui-ci nous permet de voir une tendance mais ne doit pas être pris comme une fatalité sans aucune approbation de ce service puisque des consommateurs sont présents. 

Pour L. Quiblier (vice-présidente du ClubImmo Nantes Atlantique), le dark store reste un modèle « en contradiction totale avec nos valeurs sociales et écologiques ». Abondant dans le même sens, E. Roy (maître de conférences à l’ENSA Nantes et socio-urbaniste), dénonce l’ubérisation du système de livraison et l’absence de retombées économiques pour le quartier. Toutes deux fustigent enfin l’implantation du dark store dans la rue des Olivettes car celle-ci a créé une fracture dans le continuum socio-urbain.

Néanmoins, les dark stores ont su s’implanter dans les métropoles françaises, contraignant même les drives à ajuster leurs stratégies de livraison : Carrefour a ainsi établi un partenariat exclusif avec UberEats afin de proposer la livraison à domicile depuis ses drives, comme c’est déjà le cas au Carrefour Drive City Carnot à Nantes. À l’avenir, la frontière entre les drives et les dark stores subsistera-t-elle ?

Louis JULLIEN avec Abdoulaye DIARASSOUBA, Aristide DUPLAND, Mathis HÉRAULT, Paul THÉATE, Iman TOUZEAU (Nantes-Université – Géographie).

Annexes

Annexe 1 : Résultats des questionnaires à propos des drives 

Annexe 2 : Résultats questionnaires habitants de la rue du dark store 

Annexe 3 : le dark store de la rue des Olivettes, une activité qui dérange.

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