“Panem et Circenses” signifie : Du pain et des jeux. Cette locution latine issue de la Satire X de Juvenal, un poète romain du Ier siècle, est une critique qui explique qu’à partir du moment où les romains ont à manger et de quoi se divertir, ils ne se préoccupent plus de la politique.
En effet, les empereurs, pour s’attirer les bonnes grâces des populations, faisaient distribuer du pain et organiser des jeux. Les contextes d’insécurité alimentaire sont depuis longtemps reconnus comme dangereux pour un pouvoir en place. En France, par exemple, la Révolution de 1789 se fait sous fond de disette et de crise céréalière, de même que la révolution de 1848, provoquée en partie par une destruction des récoltes liée à la météo dans toute l’Europe. Plus récemment, Les Printemps Arabes sont directement liés à une augmentation du prix du blé dans un contexte politico-social favorable à la révolte. Durant cette période, le blé a augmenté de près de 125%. Ainsi, un boisseau de blé valait 4$ en 2010 et 8,5 à 9$ en 2011.
L’utilisation de l’agriculture et de la production alimentaire comme moyen politique est appelé Food power. Il fait partie de l’arsenal du Soft Power, c’est-à-dire des moyens indirects utilisés par un acteur étatique ou non pour influencer la politique d’un pays.
Le “Pouvoir alimentaire” est utilisé de diverses façons. Quand un gouvernement l’utilise intérieurement, il sert à stabiliser des mouvements populaires par la distribution de provisions ou l’abaissement des prix. A l’extérieur, il peut être employé pour réaliser une pression sur un pays en augmentant les prix d’un produit fortement consommé afin d’obtenir des accords favorables. Il peut aussi apporter un soutien à un pays pour le rendre redevable ou dépendant en assurant sa suffisance alimentaire.
Le cas de la Syrie est un parfait exemple. Vladimir Poutine et Bachar Al Assad ont réalisé plusieurs accords. La Syrie reçoit du blé et en échange apporte un soutien inconditionnel au président russe. De son côté, le dictateur syrien fournit en céréales seulement les zones qui lui sont favorables, c’est une manière de s’assurer leur soutien et d’éliminer ses opposants par la famine.
Aujourd’hui, on parle de plus en plus de crise alimentaire liée à la guerre en Ukraine. Si on a longtemps appelé l’Ukraine, le Grenier à blé de l’Europe, cette époque est révolue. En effet, désormais c’est la Russie le plus gros exportateur de blé mondial si l’on considère l’Union Européenne hors du classement. L’Ukraine demeure néanmoins un gros exportateur de céréales et occupe la 5e place du classement mondial pour le blé et la 3e pour l’orge.
La conséquence directe des affrontements est, tout d’abord, l’augmentation du prix du blé de 70% depuis le début d’année. En fait, cela s’explique parce que les productions sont bloquées dans les ports russes et ukrainiens. Tous les flux maritimes partant d’Ukraine ont été interrompus et la Russie a annoncé l’arrêt des exportations agricoles jusqu’à la fin 2022 hors pays alliés.
Tout cela n’est pas sans inquiéter certains pays importateurs. Par exemple, le Liban, déjà empêtré dans une crise globale depuis quelques années maintenant, qui importe près de 60% de sa consommation de blé de la Mer Noire. La Russie, l’Ukraine et la Bulgarie étant ses trois fournisseurs, le pays a dû réagir dans l’urgence. Le gouvernement à par ailleurs annoncé l’ouverture de lignes de crédit pour alimenter le pays qui ne bénéficie que d’un mois et demi de réserves. Un rationnement va être mis en place alors que déjà la nourriture manque.
De son côté, la Turquie, en réponse à l’agression russe en Ukraine, a fermé les détroits des Dardanelles et du Bosphore à tous les navires militaires. Le pays est néanmoins très dépendant de la Russie qui lui assure près de 34% de son importation en gaz et 78% en blé. Si la Turquie doit respecter la Convention de Montreux signée en 1936, elle risque beaucoup de se mettre à dos le président russe. La convention stipule que la libre-circulation dans les détroits est suspendue si la Turquie fait partie d’un conflit ou s’estime menacée. En réalité la Turquie est à son avantage, la plupart des bateaux russes sont déjà en Mer Noire et la fermeture empêche, de fait, les bateaux susceptibles d’apporter de l’aide à l’Ukraine d’entrer.
Plus largement, ce sont les pays du Maghreb et d’Afrique Sub Saharienne qui ont le plus à perdre dans le conflit car ce sont les régions les plus importatrices de blé au monde.
L’Algérie peut espérer s’en sortir en jouant sur le prix du gaz qu’elle vend en Europe. Elle représente tout de même 11% des importations gazières européennes et semble être un fournisseur de choix pour l’Allemagne et l’Italie qui sont largement dépendant de la Russie. L’Union Européenne qui représente 20% de la production mondiale de blé, les intérêts des puissances semblent en faveur d’échanges mutuels.
Si les puissances occidentales, quasiment toutes productrices de blé, bénéficient de l’augmentation des prix du blé, elles sont toutefois gênées. Ironiquement, cette production céréalière est dépendante du gaz, composant de base de certains engrais. De plus, elles doivent tout de même importer pour subvenir à la consommation de leurs populations.
On peut observer l’influence du Soft Power russe à travers le vote de l’ONU du 2 Mars, qui exige la cessation immédiate de la guerre en Ukraine. En effet, si la résolution a été massivement approuvée à 141 pays contre 5, on a malgré tout 35 pays qui s’abstiennent.
Sans surprise, les alliés directs de la Russie ont voté contre la résolution. Biélorussie, Corée du Nord, Syrie et Erythrée sont tous liés par des accords stratégiques à la Russie et plusieurs sont d’ailleurs extrêmement dépendants de son exportation céréalière. On note par exemple que les importations Nord Coréenne de céréales russes ont triplé depuis 2020. De même, la Syrie, comme on l’a vu plus tôt, est dépendante de l’apport en blé pour maintenir son régime en place. Enfin, l’Erythrée qui est la porte d’entrée de la Russie en Afrique.
Ainsi les deux Soudan, la Tanzanie, dont les importations de blé sont quasiment uniquement russes, l’Algérie qui comme on l’a vu importe énormément de la Mer Noire et bien d’autres encore ne se positionnent pas et ne prévoient aucune sanction.
La Chine, observée de toute part car presque alliée à la Russie, ne prend pas partie durant le vote. On remarque, néanmoins, une explosion des exportations chinoises vers la Russie. En effet, la Chine est le premier partenaire commercial de la Russie, mais l’inverse n’est pas vrai. Le lien de dépendance est donc inversé puisque la Russie base une partie de son économie sur les échanges sino-russe. Si les achats chinois ont augmenté, ils ne dépassent pas les 3% des exportations chinoises et la Russie pour se maintenir augmente ses importations de la Chine pour ne pas subir de pénuries.
Cependant, certains pays en faveur de la résolution ne sont pas réactifs voire même soutiennent la Russie. L’Egypte qui importe 70% de son blé de Russie et 20% d’Ukraine a appuyé la résolution, de même pour le Kenya qui est également très dépendant de la production russe. Mais les deux pays ne prévoient aucune sanction, en partie à cause de leur dépendance. Le Myanmar est favorable à la résolution et apporte, par ailleurs, son soutien au régime de Poutine et à la guerre en Ukraine. Il en va de même pour le Vénézuela, absent au vote.
Bien évidemment, d’autres éléments que l’apport céréalier de la Russie à ces pays est à prendre en compte. Le Brésil et le Nicaragua ayant voté pour la résolution entretiennent des rapports de plus en plus forts avec la Russie, sur le plan médical et militaire avec l’envoi de vaccins contre le COVID-19 et la vente d’hélicoptères ou d’armes. Le Soft Power russe connaît depuis vingt ans un fort développement dont le fer de lance est l’exportation de blé. Si cette céréale est très utile à la Russie et à d’autres pays pour influencer la politique, d’autres nations, on peut toutefois s’interroger sur ses effets directs sur les populations concernées. Le 14 mars 2022, le secrétaire général de l’ONU, Monsieur Antonio Guterres annonce les craintes de l’organisation mondiale: “la guerre en Ukraine pourrait provoquer l’effondrement du système alimentaire mondial.”