Le chlordécone en Guadeloupe et Martinique : bananes, lobbys, conflits

Le chlordécone est un insecticide aux propriétés toxiques pour tout organisme vivant. Il a été synthétisé en 1951, puis vendu sous la forme de pesticides dès 1958 par Allied Chemical and Dye Corporation. En France, le produit a été distribué sous le nom de Képone ou Curlone. Il a été utilisé en Guadeloupe et en Martinique de 1972 à 1993. Il possède des caractéristiques qui le rendent persistant dans l’environnement. Ses conséquences se font encore sentir aujourd’hui dans les domaines sanitaires et environnementaux.

Aux Etats-Unis, la production commerciale du chlordécone, menée par Allied Chemical and LifeSciences Product Company (LSPC), a progressé tout au long des années 1960. Dès 1963, le biologiste J. J. Huber publie une étude prouvant la dangerosité du chlordécone pour les organismes vivants. En parallèle, des scandales commencent à éclabousser la LSPC, dont l’usine de Hopewell (Virginie) a, entre autres, pollué les sédiments, l’eau et la faune de la James River. En 1975, le laxisme de la direction de l’entreprise est mis en accusation, des centaines d’ouvriers de l’usine ayant été intoxiqués au chlordécone. Les riverains sont également les victimes collatérales des mesures de sécurité insuffisantes et de la haute toxicité du produit. En 1977, après enquête fédérale et intervention de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), les Etats-Unis interdisent la production et la vente du chlordécone. En France, le Comité d’études des produits antiparasitaires à usage agricole étudie, en 1968, la demande de la société SOPHA d’utiliser dans les bananeraies le Képone, afin de lutter contre les « insectes des bananiers ». Il refuse cependant l’utilisation immédiate du Képone, estimant que le chlordécone est classé substance nouvelle et doit donc être validée par la Commission des toxiques. Cependant, la pression sur les institutions s’intensifie. Comme le disent les économistes Ludovic Temple, Philippe Marie et le biologiste Frédéric Bakry, « la production bananière de Martinique et Guadeloupe joue un rôle central dans le développement des économies insulaires où les taux de chômagesont très élevés ». Les deux îles antillaises assurent la production de 8% des bananes du globe : sans cette monoculture intensive, la Martinique et la Guadeloupe peineraient plus encore à suivre le rythme économique de la métropole. De plus, des cyclones ravagent régulièrement les plantations et favorisent la prolifération de charançons, des nuisibles redoutables pour les bananeraies. En 1972, le ministre de l’Agriculture, Jacques Chirac, donne donc une Autorisation de mise sur le marché (AMM) pour le Képone. Cette autorisation ne prend pas en compte l’avis de la Commission de l’emploi des toxiques en agriculture.

D’après la thèse en biologie de Marion Chevallier, trois-cent tonnes de ce pesticide sont pulvérisées dans les bananeraies de 1972 à 1993, à raison de trente grammes par pied et de trois kilos à l’hectare par an. Cette utilisation intensive d’un agent toxique n’est pas sans conséquence pour la population et l’environnement. Déjà à l’époque, il est connu que le chlordécone est cancérogène, augmente les risques de stérilité masculine et est massivement écotoxique. Cependant, les deux ouragans David (1979) et Allen (1980) détruisant de nombreuses plantations et favorisant la prolifération des charançons, les autorités font le choix de maintenir un pesticide favorisant une haute production bananière et permettant aux propriétaires des plantations de survivre aux aléas climatiques. En 1981, la ministre de l’Agriculture, Edith Cresson, délivre une seconde autorisation pour un pesticide usant de chlordécone : le Curlone. Si le produit est fabriqué à Béziers, il n’est utilisé que dans les bananeraies, donc dans les Antilles. Luc Multigner, directeur de recherche à l’Inserm, l’Institut national de la santé et de la recherche médicale, affirmait dans un article du Ouest-France que « à [sa] connaissance, et selon tous les témoignages, le chlordécone n’a jamais été employé en France métropolitaine ».

Plusieurs études publiées en Amérique, comme celle de l’avocat spécialisé en défense du consommateur, Ralph Nader, achèvent la réputation du chlordécone si bien que, devant les contestations populaires et le scandale sanitaire grandissant, le gouvernement français prend la décision, en 1990, d’interdire son utilisation. Les entreprises disposent de deux ans pour utiliser leurs stocks restants et trouver de nouveaux pesticides plus viables, tant pour les ouvriers agricoles que pour l’environnement. Guy Lordinot, alors député de la Martinique, tente d’infléchir les autorités pour que les sanctions ne soient appliquées qu’en 1995 : il relaie l’inquiétude des importants planteurs de banane mais sa demande est rejetée. En 1993, cependant, le ministre de l’Agriculture, Jean-Pierre Soisson, annonce que les planteurs disposent d’une année supplémentaire pour utiliser le chlordécone, suite à une demande de la SICABAM, la Société d’intérêt collectif agricole de la banane martiniquaise. Yves Hayot, son directeur, avouera avoir « pratiqué personnellement un lobbying auprès de Jean-Pierre Soisson, qu’il connaissait, pour que des dérogations d’emploi soient accordées ». En 1993, le chlordécone est définitivement interdit en France. Ce n’est qu’en 2002 que commence la récupération des stocks en Guadeloupe et Martinique. La même année, une tonne et demie de patates douces est inspectée par la douane de Dunkerque et présente des preuves de l’utilisation de chlordécone. De nombreux agriculteurs ont probablement continué d’utiliser leurs stocks jusqu’à épuisement. De même, il apparaît que l’environnement des deux îles est durablement pollué. En 2000, l’usine de Capès-Dolés doit interrompre ses activités : l’eau présente sept à onze fois plus de chlordécone que la norme. D’après Santé Publique France, l’imprégnation sanguine du chlordécone chez les populations de Guadeloupe et Martinique est généralisée : le pesticide est détecté chez 90% des adultes. L’agence ajoute que « si depuis 2003, on observe une diminution de l’imprégnation par la chlordécone pour la majorité de la population, le niveau des sujets les plus exposés ne diminue pas ». Depuis 2021, les cancers de la prostate, chez les ouvriers agricoles ayant été exposés à la chlordécone, sont considérés comme un accident du travail : on estime qu’en 1989, 77% d’entre eux ont été exposés à ce pesticide. Les plans chlordécone I et II, en 2008-2010 puis en 2011-2013, devaient veiller à accroître les connaissances vis-à-vis du chlordécone tout en contrôlant le respect des normes de contamination des denrées. Une procédure juridique est actuellement en cours pour punir les responsables de ce scandale sanitaire, mais l’instruction dure depuis déjà quinze ans et, comme le faisait remarquer l’avocat Alex Ursulet dans un article du Ouest-France, « aucun déplacement sur les lieux du crime n’a eu lieu ».

Dès 1977, les Etats-Unis ont banni l’utilisation du chlordécone. Et dès 1979, l’OMS a estimé qu’il s’agissait d’une substance hautement toxique pour l’environnement et l’organisme humain. Pourtant, les autorités françaises ont légalisé et même conforté son utilisation avec l’homologation de 1981. De même, elles ont été incapables d’arrêter net l’emploi du chlordécone et de récupérer les stocks antillais. Comme le disait L’Obs dans un article du 3 août 2021, ce scandale sanitaire et le rôle qu’y ont joué les autorités gouvernementales peut expliquer en partie, aujourd’hui, le manque de confiance des Guadeloupéens et des Martiniquais et les taux largement inférieurs de vaccination au Covid par rapport à la métropole. Le sociologue Moïse Udino nous dit ainsi : « le côté réfractaire de la vaccination en Martinique tient de plusieurs choses. Je pense d’abord que ça tient de l’histoire de la Martinique, de ses relations avec la France. Je pense qu’est passé par là aussi tout ce qui est chlordécone, tout ce qui est VIH, tout ce qui est manque de confiance entre les politiques en Martinique, mais aussi entre l’État et les Martiniquais ». 

Manifestation contre la menace de prescription du dossier du scandale sanitaire lié au chlordécone,  à Fort-de-France, en Martinique, le 27 février 2021.

Article écrit par Mathis Poupelin

Bibliographies :

-HUBER J. J., Some physiological effects of the insecticide Kepone in the laboratory mouse, 1963.

-TEMPLE Ludovic, MARIE Philippe, BAKRY Frédéric, Les déterminants de la compétitivité des filières bananes de Martinique et de Guadeloupe, 2008.

-CHEVALLIER Marion, Etude de la dégradation biologique et chimique d’un pesticide persistant : le chlordécone, 2017.

-NADER Ralph, Who’s Poisoning America ? : Corporate Polluters and Their Victims in the Chemical Age, 1982.

Laisser un commentaire