Au 35 Rue Léon Jamin à Nantes, à l’arrière de la friperie “La Raffinerie Nantaise”, Julien nous ouvre les portes de son salon : Paradis Perdu. Son style, bien particulier, s’inspire des dessins que l’on retrouve sur les corps des bagnards (forçats internés dans un bagne), marins et voyageurs européens du XVIIIe siècle. Julien nous donne un peu de son temps pour parler de son parcours, ses influences et sa vision du tatouage.
Studio à l’arrière de la friperie “La Raffinerie Nantaise”
L’Entretien :
- Quel est ton parcours ? Qu’est ce qui t’a amené à devenir tatoueur ?
Par quoi commencer ? J’ai fait plein de cursus différents. Je ne savais pas trop ce que je voulais faire à la base. Même si j’ai toujours aimé le tatoo, je me suis fait tatoué à 19 ans donc bon, ça fait longtemps que j’aime ça. Le milieu me semblait un peu inaccessible donc je me suis dit que je devais trouver un “vrai” métier. J’ai fait de la compta pendant 6 mois mais ça m’a saoulé, j’ai fait de la psycho pendant 2 ans à Bordeaux mais ça ne m’a pas plu non plus, alors je suis parti dans une remise à niveaux en art appliqués. C’est quelque chose que j’avais dans la tête depuis longtemps mais ça me semblait irréel. Donc j’ai fait du graphisme pendant 3 ans et à la fin j’ai trouvé un apprentissage dans un shop à Nantes. C’est comme ça que je suis arrivé à faire du tattoo.
Exemple de flashs
- Ton style peut sembler assez atypique, d’où vient-il ?
Le tatouage bagnard commence à bien se faire connaître, ça se développe. Même si on ne se reconnecte vraiment à cette histoire que depuis peu. Tu vois si nos grands-parents n’aiment pas le tattoo c’est à cause des bagnards. Pour eux c’était un truc de mauvaise personne et c’est persistant. Mes grands-parents ont du mal à me voir tatouer. Ils s’y habituent parce qu’ils n’ont pas le choix. Mais ça vient de là, en France c’était caché. Par exemple aux Etats-Unis plus de gens étaient tatoués, les militaires, les marins, les motards c’était pas courant mais pas aussi mal vu qu’en France.
- Et comment t’en est venu à adopter ce style ?
A la base ce qui me parlait, quand j’ai commencé, c’était le traditionnel américain. Les grosses lignes, les dégradés, pleins de couleurs, le style de Sailor Jerry, à l’ancienne. Petit à petit j’ai voulu m’approprier le style, pas juste reprendre des motifs et les refaire sans mettre ma touche. Je voulais que ce soit mon dessin. En partant de là, j’ai eu une phase de remise en question et je me suis rendu compte que c’était bête de m’approprier une culture qui n’est pas la mienne. Et donc je trouvais ça débile de faire ça alors que ça ne me parle pas et qu’on a une histoire forte. Ça vaut le coup de s’intéresser à notre histoire du tattoo vu que c’est très peu documenté. Le travail de recherche est énorme pour se renseigner sur le sujet du tatouage français. Tout ce qui est recensé comme motifs, photos ça a été fait par Lacassagne qui travaillait à la police scientifique au début des années 1900. Il les a pris en photos et à fait une sorte d’archivage pour la police. Bref, dans mon style artistique il y a aussi une part d’expérimentation. Je cherche toujours à chercher à pousser mes limites. Pour moi l’important c’est surtout de s’amuser.
- Le tatouage s’est vraiment démocratisé ces dernières années. Pour toi c’est une mode éphémère ou une évolution durable ?
C’est un peu des deux. Ça existe depuis toujours ! Y’a toujours des mecs qui ont voulu se mettre de l’encre sous la peau donc dans ce sens la, c’est pas une mode. Ca existera toujours je pense. Le fait que le tattoo ne soit plus rattaché au monde du crime aide beaucoup. Et encore au Japon ça pose encore problème et même en France ça reste tout récent. Mais je pense que les gens aiment le fait que c’est une manière de se réapproprier leurs corps. Pour certains qui ont des complexes ça leur permet de remanier l’image de leurs corps et de se donner une meilleure image d’eux mêmes. Il y aussi des modes dans le tatouage via les styles, les emplacements etc. Il faut faire attention de ne pas trop suivre les tendances.
- Beaucoup de gens parlent des nouvelles lois sur les encres utilisées dans les shop. Est-ce que ces lois mettent en danger la pratique du tatouage ?
C’est des mesures biens cons. A priori, c’est assez grave pour nous. Ils parlent d’interdire les couleurs mais même dans les encres noires il y a soi-disant des composants qui ne vont pas. Ça veut dire que les producteurs n’auront pas le temps de s’adapter et on pourra plus, théoriquement, tatouer. Ce sera illégal. - Et il n’y a pas d’autres encres pour contourner cette loi ?
Non, ça concerne toutes les encres. Ils ont décidé de nous faire chier alors qu’aucune étude fondée n’a été faite. Il n’y a rien de sérieux là- dessus. On sait que le soleil par exemple est bien plus dangereux pour la peau. Et quand bien même ça serait dangereux, les gens disposent de leurs corps comme ils l’entendent. Par exemple, c’est prouvé que la clope, l’alcool, la malbouffe sont bien plus dangereux et pourtant il n’y a pas d’interdiction. Le tatouage est un milieu qui a des choses à se reprocher mais clairement là c’est juste pour nous taper dessus. Malgré ça, ça ne changera rien. On ne va pas s’arrêter pour ça. Sans parler que c’est absolument impossible à contrôler, à mettre en place. Mais comme ça deviendra illégal, on risque de voir apparaître des tatoueurs à l’arrache. Sans parler qu’il y a beaucoup d’autres problèmes à régler en France avant les encres de tatouages…
- Quels seraient tes conseils pour un jeune tatoueur qui débute ?
Déjà être passionné. Ça parait facile mais c’est un métier exigeant. Ça reste de l’entreprenariat et de l’artisanat donc y a plein de paramètres à prendre en compte. Il faut se motiver, trouver sa clientèle, bosser sa technique et son style, gérer les réseaux sociaux, la gestion des messages et des mails. C’est pas un travail classique : on pose pas son cerveau une fois qu’on a quitté le bureau.
Perso, je pense en permanence à mes prochains dessins ou à trouver des inspirations, même sous la douche ! Peut être que d’autres sont moins obsessionnels que moi mais pour ma part il y a rarement de repos.
Il faut bien prévoir l’hygiène aussi. Si les premiers dessins ne sont pas fous, c’est normal. Mais l’hygiène faut prendre ça au sérieux dès le début, il y a rien de pire que donner des infections à des gens. Prévoir du bon matos aussi. Certains ont tendance à se prendre de la mauvaise qualité à pas cher et c’est un nid à problèmes. Il y a tellement à apprendre au début ! Comment utiliser l’aiguille, maîtriser les gestes, monter la machine etc. Donc si on apprend pas sur du bon matos ça risque de faire des dégâts plus tard. Tout le matériel coûte cher : une bonne machine coûte entre 200 et 300 Euros mais ça peut monter bien plus haut. Il faut l’alimentation, les encres, la pédale, les gants, la tables etc. Sans parler du loyer, des charges d’entreprise, des taxes. Il faut vraiment être préparé avant de se lancer sérieusement dans le tattoo.
Le tatouage bagnard :
Plus haut, Julien parle d’Alexandre Lacassagne (1843-1924). Ce dernier est un médecin ayant travaillé étroitement avec les autorités françaises de son époque. Lacassagne s’est, tout au long de sa vie, intéressé à tous les aspects du phénomène criminel. Le tatouage étant étroitement relié à ce milieu, il y consacre un travail conséquent. En effet, nous lui devons un immense travail de recensement des tatouages sur des prisonniers, soldats, malades ou encore des cadavres qui, pour l’immense majorité, ont eu des démêlés avec la justice. Les thèmes, partagés entre l’amour, la souffrance, la vengeance, la liberté et la nostalgie, sont retranscrits avec une sensibilité et une honnêteté rendant ces décorations corporelles précieuses. Des motifs sont récurrents sur les corps : les oiseaux (symbole de liberté), les visages d’homme et de femme (souvenirs d’amours ou d’amitiés), des couteaux (symbole de vengeance ou de violence commise) et même des lieux visités avec la mention “souvenir de”. Dans Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales (1886) Lacassagne écrit :
“Dans ces dessins emblématiques, il y a, ainsi que nous l’avons fait voir, une source précieuse de renseignements sur la nature des idées de la morale des tatoués : leur pensée ordinaire, les images qui leurs sont chères, leurs souvenirs intimes, parfois inavouables et même leurs projets de vengeance cyniquement formulés. Tout cela inscrit ou figuré dans une forme, ou forte, ou simple, mais toujours naïve, et qui donne à quelque uns de ces dessins la vigueur ou la sensibilité que l’on trouve dans certains chants populaires (…) les cicatrices sont des signes précieux mais elles permettent tout au plus de reconstruire les circonstances d’un événement. Les tatouages, au contraire, par leur variété et leur nombre, marquent souvent les étapes de la vie d’un individu et parfois sa nature morale, ce sont des cicatrices parlantes.”
Julien souligne également quelque chose d’intéressant : c’est bien ce style de tatouage qui est responsable de la mauvaise réputation liée à cet art. Comme dit Lacassagne, toujours dans son ouvrage de 1886 :
“L’influence vraie est celle de la prison : dans celle-ci ou dans les ateliers pénitentiaires, il existe des individus qui, pour en retirer bénéfices ou même par distraction, tatouent leurs camarades”.
En effet, la prison est extrêmement liée aux tatouages. Alors que les mœurs de l’époque condamnent fermement les personnes ayant un passé carcéral, le tatouage permet une reconnaissance visuelle de ces dernières. L’imaginaire collectif associe donc les tatouages à une forme de décadence morale, les individus qui abordent ces modifications corporelles apparaissent comme peu fréquentables. Alors qu’en réalité, nombre de voyageurs et de marins se font tatouer non pas en prison mais bien dans les pays qu’ils ont l’occasion de visiter. On peut même voir un paradoxe assez cocasse : certains des plus grands dirigeants européens du début du XXème siècle portent des tatouages. Par exemple, le rapport d’autopsie de l’archiduc François Ferdinand d’Autriche (1863-1914) indique que le projectile mortel qui l’a tué l’a atteint à travers un serpent tatoué sur son torse. Staline (1878-1953), lui, arbore une tête de mort sur sa poitrine. Ce dernier ayant passé une partie de sa jeunesse au bagne, peut-être le tient-il de cette époque. La mode du tatouage est aussi toute relative de part son indébilité. Henry David Thoreau dans Walden dit de la mode :
“(en parlant de vêtement) De deux modèles ne différant que par quelques fils d’une couleur spécifique en plus ou moins, l’un se vendra fort bien, l’autre restera sur l’étal -et il n’est pas rare que la tendance s’inverse sur la saison suivante. Par comparaison, le tatouage n’est pas l’infâme coutume que l’on prétend. Il n’est pas barbare, car les motifs qu’il crée sont profonds et inaltérables.”
Véritable morceau de notre histoire artistique, le travail de Lacassagne met en lumière tout l’aspect sociologique du tatouage et pourquoi sa démocratisation fut si longue. Julien nous dit d’ailleurs plus haut que le tatouage, au-delà de la simple décoration, permet de se réapproprier son corps. Chose que Lacassagne comprend déjà en 1912 dans Archive d’anthropologie criminelle :
“Le tatouage de l’homme est la marque d’affiliation, un signe de reconnaissance, l’amulette immuablement attachée à l’individu, le préservatif de tous les maux, le symbole qui se trouve même reproduit sur la stèle de sa tombe.”
Merci à Mathias de la Raffinerie Nantaise et Julien de Paradis Perdu pour leurs précieuses collaborations.
Article écrit par Mathys PAPIN.
Instagram de Paradis Perdu : https://www.instagram.com/paradisperdutattoo/
Instagram de la Raffinerie Nantaise : https://www.instagram.com/laraffinerienantaise/
Bibliographie :
Philippe Artières, Muriel Salle/Papiers de bas-fonds, archives d’un savant du crime, 1843-1924
Alexandre Lacassagne, Archive d’anthropologie criminelle, 1912
Henry David Thoreau, Walden, 1854